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peu maîtres de leurs pensées, si troublés dans leurs desseins, qu’elle finit par leur imposer sa volonté. Ce fut un éclair de joie pour elle dans ces jours sombres lorsqu’elle arracha au roi éperdu le retrait de sa demande d’armistice et l’ordre de continuer la lutte.

Quelle que fût sa fermeté d’âme, quelque confiance qu’elle affectât en ses inspirations, il semble pourtant qu’au lendemain de cette grave décision, la perspective des nouveaux abîmes où elle lançait son pays l’effraya, et que, prise d’un doute horrible, écrasée sous le poids de ses responsabilités, elle eut une défaillance. C’était par un soir lugubre de décembre, à l’étape d’Ortelsbourg, tandis qu’elle fuyait avec son époux à travers les forêts de noirs sapins et les tristes plaines de la basse Pologne : elle fit un retour vers le passé, scruta sa conscience, s’accusa de tous les malheurs de son peuple, et faible, l’âme en détresse, s’abîma dans les larmes. La crise finie, elle eut l’idée, afin d’en fixer le souvenir, d’inscrire sur un carnet qui ne la quittait jamais les beaux vers de Wilhelm Meister : « Celui qui jamais ne mangea son pain mouillé de larmes, qui jamais ne passa les tristes nuits assis sur sa couche et sanglotant, celui-là ne vous connaît point, ô puissances célestes ! Vous introduisez une malheureuse créature dans la vie, vous la laissez devenir coupable, et vous l’abandonnez à sa peine, car toute faute s’expie sur la terre. »

Puis elle se releva apaisée, rassurée, et désormais inébranlable.

Mais si ses forces morales croissaient dans le malheur, ses forces physiques commençaient à s’épuiser. Sa santé, qui avait toujours été délicate, ne pouvait résister aux épreuves de toute sorte qu’elle endurait depuis le début de la guerre.

En arrivant à Königsberg, le 9 décembre, elle fut saisie de frissons et d’une lassitude extraordinaire. Le lendemain, la fièvre typhoïde se déclarait et la mettait au plus mal. Vers le dixième jour de la maladie, dans un intervalle de conscience, elle s’informa des derniers combats, de l’arrivée des Russes, du progrès de l’invasion. On dut lui apprendre que les Français n’étant plus qu’à quelques journées de marche de Königsberg, le roi allait être contraint de se séparer d’elle et de s’enfuir encore plus loin, à l’extrémité de ses états. À cette nouvelle, elle protesta de toutes ses forces qu’elle aussi voulait partir, opposant à tous les argumens du roi, des médecins, de ses dames d’honneur cette seule réponse : « J’aime mieux remettre mon âme à Dieu que tomber entre les mains de l’ennemi. » Cette pensée d’être captive des Français et de servir au triomphe de Napoléon lui causait une telle angoisse, ses supplications étaient si éloquentes, sa voix brisée trouvait des accens si énergiques et exprimait une volonté si arrêtée, qu’il fallut lui céder. Le 5 janvier 1807, par un froid terrible, elle partit