Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/619

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

encore, on en était à la dernière phase de la procédure diplomatique et déjà les armées rivales se rapprochaient du pays de Thuringe. Un enthousiasme extraordinaire accueillit la souveraine. Comme si on n’eût attendu qu’elle, les manifestations publiques prirent, dès son retour, un caractère plus grave. Des bandes parcouraient les rues en proférant des cris de guerre ; des scènes tumultueuses se produisaient chaque soir au théâtre où l’on jouait le Camp de Wallenstein, de Schiller ; des officiers allaient aiguiser leurs épées sur le perron de la Légation de France : un esprit de vertige et d’erreur entraînait d’un mouvement irrésistible toute la Prusse à la ruine.

Le jour où, vêtue aux couleurs des dragons d’Anspach, la reine Louise traversa la ville en tête de son régiment qui se rendait aux frontières, sa vue excita un véritable délire : on l’applaudissait, on l’acclamait, tous les cœurs battaient à l’unisson du sien, tant son visage radieux respirait la confiance et promettait le succès.

À cette heure-là, c’était elle, aux yeux de tous, la vraie souveraine. Elle seule, à cette heure, représentait son peuple dans le grand drame historique où s’allait jouer la fortune de la Prusse, tandis qu’à ses côtés Frédéric-Guillaume, atterré, comme écrasé par la fatalité, muet et blême, ne semblait qu’un fantôme de roi.


III

Le 21 septembre, la reine quittait de nouveau Berlin, mais rayonnante de joie cette fois : elle accompagnait son époux à Naumbourg, sur la Saale, où l’armée était concentrée déjà sous les ordres du duc de Brunswick.

Son départ avait rencontré auprès des conseillers du roi une vive opposition. Inquiets de voir se continuer devant l’ennemi les intrigues des coteries de la cour, ils représentaient que la place d’une femme n’était pas dans un quartier-général, ils disaient que la présence de la reine au milieu des troupes serait une gêne pendant les marches et les étapes, un grave embarras les jours de bataille, un souci terrible en cas de malheur. Peut-être la reine se fut-elle rendue à ces objections si son vœu le plus ardent n’eût été précisément conforme au désir secret du roi. Depuis que la guerre était déclarée, Frédéric-Guillaume était, en effet, profondément abattu, et l’idée de se séparer de la reine en un pareil moment, la crainte de tout perdre en la perdant aggravaient son état moral. Loin donc de la dissuader, il lui avait laissé entendre qu’un précieux appui lui manquerait si elle ne restait auprès de lui ; et, fière de cette marque de confiance, elle l’avait aussitôt suivi.

Un singulier état d’esprit régnait dans l’armée lorsque le roi et