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tolérer autour d’elle un pareil langage : elle se disait fière de l’inspirer, et, loin de se calmer, elle l’encouragea de plus belle.

Bientôt, sous son influence, les têtes se montèrent à un tel degré d’excitation, qu’un soir, au sortir du palais, une troupe de jeunes officiers de la garde alla sous les fenêtres de M. d’Haugwitz insulter ce ministre, auteur de l’alliance française, et briser à coups de pierre les vitres de son hôtel.

Dans la crise que traversait la Prusse, le personnage de la reine sortait ainsi de l’ombre où il s’était complu jusqu’alors et passait peu à peu au premier plan. — Toutefois, son rôle dans le prologue du drame qui se préparait n’était nullement celui d’une femme politique au sens habituel du mot, car, outre qu’elle n’avait ni l’esprit d’autorité ni le génie de l’intrigue et de l’action, elle restait comme par le passé à l’écart des conseils du cabinet et se souciait peu du détail des affaires diplomatiques et militaires. Mais elle traduisait avec une vivacité extraordinaire le sentiment de malaise et d’humiliation qui commençait à se répandre par toute la Prusse, et prêtait une voix expressive aux protestations confuses encore de la conscience nationale.

C’est précisément la simplicité de ce rôle, où elle mit toute son âme, qui allait faire son succès auprès des masses.

L’armée, la première, la comprit et lui fit ovation. C’était l’armée, en effet, qui souffrait le plus de l’état des choses. Entourée de belligérans, seule en Europe, depuis 1795, elle n’était pas sortie de ses casernes ; elle avait assisté, spectatrice impassible, à dix années de luttes héroïques telles que le monde n’en avait jamais vu ; le souvenir de ses gloires passées lui rendait l’inaction insupportable ; l’attitude timorée de son roi l’humiliait : à tout prix, elle voulait se battre.

La première manifestation de ses sentimens pour sa souveraine fit grand éclat. Le 5 mars 1806, en pleine revue, le comte de Kalkreuth, qui commandait les dragons d’Anspach, sollicita du roi la faveur pour son régiment de porter désormais le nom de la reine. Présentée ainsi publiquement, cette demande plaçait Frédéric-Guillaume dans un singulier embarras : il avait le sens trop droit pour ne pas prévoir les conséquences d’un assentiment, mais de quel prétexte eût-il couvert un refus ? Même au point de vue de la stricte discipline, la requête qu’on lui adressait était correcte, car le régiment d’Anspach avait reçu du grand Frédéric, en récompense de ses exploits pendant la guerre de sept ans, le privilège d’exprimer directement ses désirs ou ses doléances au roi, sans passer par la voie hiérarchique des inspecteurs généraux et du ministre de la guerre. Il octroya donc, et de mauvaise grâce, ce que dans son for intérieur il eût voulu décliner.