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le ministre de France, n’est pas reconnaissable depuis la visite de l’empereur Alexandre. »

Austerlitz la surprit dans cet élan d’enthousiasme. Elle en fut sur le coup plus déçue encore qu’affligée, tant elle croyait son héros invincible ; mais elle se ressaisit aussitôt et, dans la stupeur profonde où le roi, les ministres, toute la cour, restaient plongés, elle fut la première à recouvrer ses esprits. — La guerre à la France, la guerre immédiate lui apparut comme une évidente et impérieuse nécessité.

Une seule idée, au contraire, se faisait jour dans l’âme terrifiée de Frédéric-Guillaume, c’est que le désastre des Russes était pour lui un dernier avertissement de la fortune.

La crise qui survint alors accentua encore le désaccord des deux « poux et fit ressortir toute l’opposition de leurs natures morales. Dans les derniers jours de novembre, M. d’Haugwitz avait été dépêché de Berlin vers Napoléon pour lui imposer la médiation prévue par le traité de Potsdam et le forcer à la paix. Avant même que l’envoyé prussien eût exhibé ses lettres de créance, la journée du 2 décembre avait changé la face de l’Europe, et, les rôles étant subitement renversés, celui qui était venu pour faire la loi avait dû la subir. Le 15 décembre 1805, — jour même où Frédéric-Guillaume avait promis aux coalisés de se joindre à eux si Napoléon ne consentait à mettre bas les armes, M. d’Haugwitz avait été contraint de signer sur l’heure à Schœnbrunn un traité qui, au prix du Hanovre, faisait de la Prusse l’alliée de la France.

Le premier mouvement de Frédéric-Guillaume en prenant connaissance des étranges engagemens souscrits par son ministre avait été de se révolter : il ne pouvait admettre qu’on disposât ainsi de lui sans façon, ni qu’on lui dictât ainsi ses alliances. Et, comme il n’avait pas la conscience facile de Frédéric II, comme il prétendait au contraire apporter dans la politique les scrupules les plus délicats de la morale privée, il s’indignait qu’on eût osé lui jeter pour gage de sa défection la plus riche dépouille de la coalition, le patrimoine même des rois d’Angleterre, l’électorat de Hanovre.

Mais, repousser le traité qu’on lui apportait, c’était la guerre. Or, la guerre lui inspirait une répugnance invincible, non qu’il fût lâche et incapable de courage personnel, mais parce que toute responsabilité l’effrayait, parce qu’il se sentait impropre à l’action militaire, parce qu’enfin le souvenir des maux dont il avait été le témoin pendant la campagne de 92 hantait toujours son imagination. Éperdu, il tenait conseils sur conseils, flottait entre tous les avis, se lamentait désespérément, puis peu à peu, les jours se succédant, il se faisait à l’idée de ratifier au moins en principe le pacte de sa servitude.