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C’est aux heures sereines de l’année que la nature produit sa plus belle floraison : c’étaient en effet des heures sereines que traversait l’épouse de Frédéric-Guillaume III, et qui étaient d’autant plus douces à vivre qu’au milieu des tempêtes déchaînées sur l’Europe, la Prusse, depuis dix ans, était seule à jouir de la paix.


II

Dans cette atmosphère tranquille, la nouvelle de la violation du territoire prussien d’Anspach par l’armée française en marche sur Ulm avait éclaté soudain comme un coup de foudre dans un ciel sans nuages. L’émotion extraordinaire que cet incident produisit à Berlin, la colère du roi, la stupeur des ministres, la fureur de l’armée, la passion subite qui s’empara des esprits les plus modérés, retentirent profondément au cœur de la reine. Elle sentit avec une vivacité extrême l’affront qui venait d’être infligé à sa couronne, et elle applaudit avec enthousiasme aux mesures militaires que Frédéric-Guillaume ordonna sur-le-champ pour la réparation de son honneur et la défense de ses États.

Mais quand, la première heure passée, le roi, effrayé lui-même des résolutions hardies qu’il avait osé prendre, chercha par tous moyens à en atténuer l’effet ou à en éluder les conséquences, elle fut aussi troublée et perplexe que lui ; elle le suivit dans toutes les contradictions politiques où il se laissa entraîner ; elle ne sut ni le fortifier ni l’éclairer, parce qu’il n’y avait encore dans cette jeune femme ni la raison d’une conseillère ni l’âme d’une inspiratrice.

Pourtant c’était beaucoup déjà que son regard eût dépassé le cercle des intérêts et des affections personnelles où elle avait vécu jusqu’à ce jour, qu’elle eût respiré un air plus vif, chargé de senteurs généreuses, et qu’elle eût tressailli au souffle d’une grande idée.

Un événement survint alors qui, achevant ce premier éveil intérieur, amena chez la reine une crise décisive.

Le 25 octobre 1805, le tsar Alexandre arrivait à Berlin : avant de rejoindre son armée en Autriche, il voulait tenter un dernier effort pour arracher le roi de Prusse à l’inaction et le gagner à la cause des coalisés.

Cette visite inattendue avait jeté Frédéric-Guillaume dans un grand trouble. En quinze jours, son violent courroux contre Napoléon était tombé. La prise d’Ulm et la course victorieuse des Français sur le Danube lui avaient donné à réfléchir ; les imprudences de sa conduite et de son langage dans l’affaire d’Anspach lui apparaissaient dans toute leur gravité : la démarche du tsar allait maintenant le compromettre sans retour. N’osant ni accepter ni décliner l’alliance qui se présentait à lui, également effrayé des