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C’est la femme et non la souveraine que l’artiste a voulu sauver de l’oubli par cette œuvre de grand style ; car le sarcophage ne porte aucun des emblèmes propres aux sépultures royales : ni sceptre, ni couronne, ni dais d’honneur, ni baldaquin, ni pompeuse épitaphe, ni figures allégoriques veillant aux coins du tombeau, nul attribut de majesté, nulle idée de gloire posthume : à peine, sur les cheveux, un petit diadème, ornement plutôt qu’insigne, rappelle-t-il que cette superbe créature fut reine autrefois.

Mais voici que, de nos jours, après plus de soixante ans de silence absolu sur cette morte, une image idéale s’est levée mystérieusement du mausolée de Charlottenbourg, et la reine seule est apparue, plus grande qu’elle ne fut jamais de son vivant.

Poètes, artistes, biographes, l’exaltant au rang des héros de l’histoire nationale, l’ont à l’envi célébrée, et d’innombrables œuvres, statues, portraits, médailles, estampes, odes et élégies, histoires savantes et notices populaires lui ont décerné les honneurs de l’apothéose[1]. Ainsi glorifiée, elle a pénétré soudain si avant dans le cœur de la nation, elle y reçoit un culte si enthousiaste que, à n’en point douter, nous assistons là à l’éclosion d’une véritable légende.

Quelles causes assigner à cette tardive résurrection ? Par quelles raisons l’âme de tout un peuple se reconnaît-elle aujourd’hui dans cette figure évoquée du passé ? — C’est là ce que je voudrais étudier. L’heure n’est peut-être pas venue d’écrire l’histoire critique et détaillée de la reine Louise : les archives de Berlin gardent encore trop de secrets ; mais, pour l’objet particulier que je me propose, la vérité générale importe seule et les documens à notre disposition suffisent à la dégager.


I

C’est par sa beauté que la jeune princesse Louise de Mecklembourg-Strélitz, future reine de Prusse, se produisit pour la première fois sur la scène du monde, au mois de mars 1793. Elle venait d’arriver à Francfort. Malgré la tristesse des temps, la ville électorale était aussi animée qu’aux grands jours des

  1. Parmi les principales œuvres consacrées dans ces dernières années à Louise de Prusse, je citerai les beaux portraits de la reine et de ses deux fils par Steckfer (1886) et par Richter (1889), — le Luisen-Denkmal d’Encke érigé au Thiergarten en 1880, — l’histoire de Luise, Königin von Preussen, d’Adami (Berlin, 1876 et 1888) et, sous le même titre, celle de Kluckhohn (Berlin, 1876), — la correspondance de la reine dans les deux éditions d’Adolf Martin (Berlin, 1887) et de Braun (Berlin, 1888), enfin le recueil de poésies intitulé : Die Königin Luise in der Dichtung, de Belling. (Berlin, 1890.)