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l’insuffisance des discussions par écrit, il ne s’en décida pas moins à envoyer à Puisieulx d’abord, puis au comte d’Argenson, une lettre ou plutôt un mémoire d’une grande longueur, où il reprenait un à un tous les faits de la campagne, s’efforçant de démontrer qu’après tout elle n’avait pas si mal tourné qu’on se plaisait à le dire, que la frontière française mise à l’abri de toute attaque et la délivrance de Gênes étaient des résultats dont on pouvait se tenir pour satisfait. Quant au triste événement d’Exilles, s’il n’en pouvait parler sans douleur, il en disait au moins assez pour établir qu’on faisait trop de bruit d’un sacrifice qui n’avait coûté à la France que tout au plus quinze cents hommes ; et réduite à ces proportions, la perte, disait-il, par une expression très malheureuse, la véritable et la plus grande perte était pour lui-même et non pour l’État[1].

L’orgueil irrité ne pouvait plus mal l’inspirer. Cette justification présomptueuse révolta tous ceux qu’avait touchés son infortune, et dans la comparaison, effectivement assez peu convenable, entre sa perte et celle de l’État, on ne vit plus qu’une extrême sensibilité à ses maux privés et une choquante indifférence pour le malheur public. L’impression fut telle que l’évêque de Rennes (qui à Madrid en fut averti) crut devoir à l’amitié de l’en prévenir : « — Je vais faire, lui écrivait-il, une indiscrétion, mais le motif vous engagera à me pardonner. Je donnerais beaucoup pour que de votre lettre vous eussiez retranché le mot où vous dites que l’aventure du 19 juillet ne peut être appelée un malheur que pour vous. Est-il possible que vos amis vous aient laissé ignorer combien amèrement cette aventure a été prise par les militaires, par les courtisans et par le roi lui-même ; combien on a été choqué que, dans le compte que vous en avez rendu, vous ayez regardé votre perte personnelle comme la seule circonstance qui pût être considérée ; combien vos ennemis en ont tiré avantage contre vous : que tous les jours cet événement paraît plus cruel, qu’on le regarde comme le plus grand malheur qui soit arrivé à la France depuis longtemps, que plus vous avez diminué la perte, plus on s’est attaché à prouver qu’elle a été plus grande, que, quand au lieu d’être de cinq mille hommes, comme tout le monde le veut, elle serait réduite à quinze cents comme vous le soutenez, il ne vous conviendrait pas d’en parler comme d’une bagatelle : qu’on dit autour du roi que cette bagatelle a dérangé tout le système de notre politique et a fait sentir les plus mauvaises suites dans toutes les cours de l’Europe[2] ? »

  1. Belle-Isle à Puisieulx, 19 septembre, au comte d’Argenson, 23 septembre 1747. (Ministère de la guerre. — Partie supplémentaire.)
  2. Vauréal à Belle-Isle, 25 septembre 1747. (Ministère de la guerre. — Partie supplémentaire.)