Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/543

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peut-être glorieusement parti. Trois jours, trois précieuses et mortelles journées s’écoulèrent ainsi dans cette incertitude, en allées et venues, échange de notes et contre-notes, discussions toujours reprises et jamais terminées, sans qu’on pût tirer de lui une réponse positive. Ce ne fut qu’au bout de la troisième qu’il se décida à regret, et du bout des lèvres, non à donner une approbation formelle, mais à reconnaître que les choses étaient trop avancées pour reculer, qu’il était trop tard pour rappeler des troupes déjà peut-être engagées, et que dès lors l’expédition n’avait qu’à suivre son cours. Il n’en fallut pas davantage pour que Belle-Isle donnât ordre à son frère de reprendre son mouvement, et se crût en droit d’écrire au roi lui-même, en lui offrant ses félicitations sur la victoire de Lawfeldt, que tout allait se passer en Italie conformément à la décision de M. de La Mina[1].

Mais il est des momens où ce ne sont pas seulement les jours, ce sont les heures qui comptent double, et chaque minute perdue au camp français en débats stériles était employée par Charles-Emmanuel avec l’activité qu’inspire le sentiment d’un péril pressant. Plus inquiet que jamais, depuis qu’il avait appris l’arrivée à Briançon du frère et de l’alter ego du général en chef français, — ne se faisant plus aucune illusion sur la nature du coup droit dont il était menacé, — le roi de Sardaigne non-seulement rappelait et rassemblait tout ce qu’il avait de forces disponibles, mais il invoquait l’assistance du général autrichien, qui, sur ses instances, se décida à détacher en toute hâte quatre bataillons pour lui venir en aide. Ce passage rapide de troupes étrangères au pays, traversant les plaines du Piémont et remontant le cours du Pô, pour se porter au pied des Alpes, ne pouvait être ignoré des populations, et le bruit en arriva aux oreilles de Belle-Isle. Son frère lui écrivait de son côté que des éclaireurs lui rapportaient d’inquiétans détails sur le nombre et la nature singulière des retranchemens auxquels ils voyaient travailler en toute hâte, pour barrer tous les passages, et principalement autour de la petite ville d’Exilles, qui était le premier point à occuper dans le plan qu’il s’était tracé.

« L’affaire, disait-il, bien que sans témoigner aucun trouble, commençait à devenir bien sérieuse. » Tant de précautions, sur lesquelles on ne comptait pas, étonnèrent le maréchal et un doute qui se glissa dans son esprit le pénétra d’une crainte soudaine. Contre cette défense mieux préparée qu’il n’avait prévu, son frère était-il bien sûr de disposer de moyens d’action suffisans ? Après

  1. Belle-Isle à son frère, 11 juillet, au roi, 12 juillet 1747. (Ministère de la guerre. — Partie supplémentaire.)