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de singes s’enfuient en gambadant. Le soleil inonde cette verdure de ses rayons ardens ; cette lumière, à laquelle nous ne sommes plus accoutumés, nous éblouit. Nous reportons nos regards vers le timonier, qui, attentif à la barre, engage l’embarcation dans le sens des rapides ; quelques kilomètres parcourus avec une vitesse vertigineuse et nous sommes hors de danger, mais nous ne pouvons nous défendre d’une certaine émotion en songeant que le moindre faux mouvement au gouvernail nous ferait infailliblement chavirer.

Dans la soirée, nous passons devant une éminence sur laquelle se dressent des palissades. C’est un poste de soldats français, nous dit un de nos bateliers. Aussitôt nos jumelles se braquent sur ce point, et, tandis que l’un de nous tire des coups de carabine, le drapeau tricolore est hissé à l’arrière de notre jonque. Un mouvement se produit sur la hauteur ; des hommes sortent en blanc, ce sont des Européens, ce sont donc des Français.

Nous ne pouvons aborder qu’un peu plus bas, et nous sautons comme nous sommes, en pantoufles, dans la jungle. Une demi-heure de marche pénible, dans ces fourrés épais, nous conduit à un sentier, et, quelques minutes après, nous serrons la main à deux sous-officiers envoyés au-devant de nous. Nous sommes au poste de Bac-Sat, le plus avancé au nord sur le Fleuve-Rouge. Le ravitaillement y est difficile : les hommes manquent de viande et sont à la demi-ration de tafia. Nous envoyons chercher quelques boîtes de conserves que nous a données M. Leduc. Le lieutenant commandant le fort nous offre du vin de troupe ; nous faisons avec lui un repas frugal, mais nous passons la soirée la plus agréable possible, c’est-à-dire en bons compatriotes se retrouvant, après une longue absence, sur une terre française. Rachmed, resté avec les sous-officiers, boit avec eux à la France, tandis que ceux-ci portent la santé de la Russie ; c’est fort avant dans la nuit qu’on nous accompagne, avec des torches, à notre jonque, et nous nous remettons en route pour arriver, en quelques heures, à Lao-kay. Le résident, M. Laroze, nous souhaite la bienvenue au Tonkin ; il nous dit avoir retenu pour nous une nouvelle jonque qui nous conduira à Hanoï. Nous sommes trop pressés d’y arriver et de trouver des nouvelles des nôtres pour rester plus d’un jour ici. C’est donc le lendemain matin que nous repartons, après avoir pris congé du résident et des quelques Français de Lao-kay, chez qui nous avons trouvé un accueil si cordial.

Les eaux sont hautes. Il nous suffit d’un jour et demi de navigation pour arriver au Delta. Nous remarquons en pénétrant dans la partie basse du Tonkin la densité de la population, la fertilité du