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caractère et leur manière d’être. Eux aussi, surtout le petit amban, notre ami, tâchent de savoir ce qui se passe chez nous. Nos mœurs, surtout, les préoccupent beaucoup. « A Lhaça, me disent-ils, quand une famille est pauvre, plusieurs frères épousent une seule femme ; les hommes riches en ont plusieurs ; il y a aussi des femmes qui vivent indépendantes et qui prennent un ami pour un temps. Est-ce que, chez vous, c’est la même chose ? » Je m’efforce de leur expliquer ce qu’il en est chez nous, que la famille est constituée sur le mariage, que la force de celui-ci est la fidélité, etc. ; mais ils ne peuvent arriver à comprendre que la femme soit l’égale de l’homme. C’est une conception que l’Oriental ne peut avoir.

En dehors de ces conversations, notre distraction est le tir des rats des prairies et des gypaètes au revolver ; les lamas ne s’en effraient pas : ils étouffent leurs scrupules religieux en nous faisant promettre le cœur et le foie des animaux que nous tuons, pour fabriquer des remèdes.

Le soir, nous entendons le refrain monotone de leurs prières : ils prient en criant tant qu’ils peuvent et en débitant leurs paroles avec volubilité. Il semble qu’ils soient pressés d’en finir et que, plus ils en diront, plus leurs dieux seront contens…

Nos hommes répondent parfois par des chants turcs que chacun accompagne du premier instrument qui lui tombe sous la main, l’un avec un broc, l’autre avec une casserole, qu’on frappe sur un rythme à trois temps.

Les Thibétains sont étonnés parce que, le lendemain d’un jour où nous avons fait un peu de bruit, le vent a presque cessé. Nous leur répondons que nos prières sont meilleures que les leurs.

Malgré ces distractions, le temps nous semble long. Nous avons chaque jour des conférences qui durent cinq, six et même sept heures. Il faut tenir bon. Nous voulons aller à Batang ; nous ne devons pas nous laisser renvoyer en arrière, et encore moins à Nap-tchou, avec beaucoup de belles paroles ; nous y trouverions la frontière de Chine et la grande route de Sining, suivie par Hue et Prjévalsky. Nous avons assez des hauts plateaux. Les autorités thibétaines cherchent à traîner les choses en longueur : chaque jour, elles nous demandent un nouveau délai avant de nous rendre réponse. Tantôt c’est le roi de Lhaça qui est malade et qu’on ne peut consulter, tantôt c’est le talaï-lama qui nous fait préparer des présens. Il faut les attendre. C’est l’éternel chan-liang (discussion) des Chinois, sans lequel, dans ces pays, la moindre affaire ne peut être arrangée. Et on nous donne des boîtes de bonbons arrivant directement de la boutique de l’Étoile du Nord, de Lhaça. Chaque matin, on vient nous demander comment nous allons. « Très mal, » est notre réponse invariable. Nous commençons, en effet, à perdre patience.