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nous a eu un serrement de cœur. Nous l’aimions, notre vieil Imatch ; l’endroit où nous le laissions était triste, le ciel était sombre, les loups avaient hurlé toute la nuit comme s’ils flairaient une proie, nous avions hâte de partir.

Ces pertes avaient particulièrement affecté nos hommes, ils ne voyaient pas la fin de leurs souffrances. Quelques-uns demandaient à être abandonnés, aimant mieux mourir que de continuer à se traîner péniblement. Il fallait, en effet, faire la route à pied ; nous n’avions plus, en arrivant au Namtso, qu’un cheval, les autres étant morts de soif ou d’épuisement. Quant à nos chameaux, de quarante qu’ils étaient au départ, il ne nous en restait plus qu’une quinzaine. Encore avançaient-ils à peine, ne pouvant guère faire plus d’un à deux kilomètres par heure. Huit jours après, nous n’en aurions plus eu un seul ; et, quant aux hommes, nous aurions dû en abandonner au moins la moitié.

Nous sommes donc tombés bien à propos sur le Namtso.

Ici va commencer pour nous un nouveau genre d’existence. La chaîne du Nindjin-Tangla borde la terre sacrée de la « ville des esprits. » Nous devons nous arrêter au pied de ces monts, on nous défend d’aller plus loin. Épuisés que nous sommes, sans autres alimens que ceux que les Thibétains veulent bien nous fournir, privés d’animaux, nous ne pouvons guère songer à passer outre et à continuer. Lhaça n’est d’ailleurs pas notre but, nous voulons aller à Batang en traversant le Thibet proprement dit ; pour cela nous avons besoin de l’aide des autorités thibétaines et, pour obtenir ce résultat, pendant quarante-cinq jours, nous allons rivaliser de patience avec elles et essayer de leur montrer que, si les Orientaux sont des diplomates hors ligne, sur ce terrain les Français ne les craignent pas.

Tout d’abord l’amban (chef en second rang), qu’on a envoyé à notre rencontre, nous prend pour des Russes. Mais nos noms ne concordent pas avec ceux des membres de l’expédition Piézof dont il a la liste et que le gouvernement l’a chargé d’arrêter ; nous n’avons pas les animaux qu’on a annoncés ; puis, comment connaissons-nous la route entièrement secrète que nous avons suivie ? A moins de supposer que nous tombions du soleil ou de la lune, d’où venions-nous ? Ce sont autant de questions faites pour embarrasser le chef thibétain. Nous répondons sur tous les points très franchement et avons soin de tenir toujours le même langage. L’amban commence à nous croire. Un bruit continuel de grelots indique le va-et-vient des courriers de Lhaça et montre qu’on attache une certaine importance à notre arrivée. Mais, à la capitale, on est méfiant : on a si souvent cherché à tromper le gouvernement. Comment des gens viendraient-ils si loin, seulement dans le désir de se