Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/500

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous rendre compte pendant les quelques jours qui nous restent.

Une flottille est vite équipée. Chaque embarcation est un tronc d’arbre creusé. Deux hommes y prennent place. Un indigène, debout à l’arrière, pagaie à la manière des gondoliers de Venise ; il accompagne ses mouvemens d’un chant turc rythmé, nasillard, auquel répondent les autres bateliers. C’est dans cet appareil que, pendant deux jours, nous redescendons le Tarirn. Le fleuve diminue à vue d’œil, pour ne devenir qu’un simple filet d’eau où une pirogue trouve juste la place de se glisser. Le pays est couvert de roseaux, entourant parfois une flaque d’eau à demi desséchée. Sur les rives, nous apercevons quelques huttes de roseaux que nous décorons du nom de villages. Les indigènes qu’elles abritent ont peu de besoins, partant peu d’instrumens. C’est chez eux que nous passons nos nuits. Notre arrivée est pour eux une fête. Ceux qui en possèdent tuent le mouton gras en notre honneur, et, pendant les soirées déjà trop longues, nous nous accroupissons autour d’un feu de broussailles pour partager leurs repas. Puis une vieille femme prend une sorte de mandoline à trois cordes et se met à raconter les légendes de sa contrée, ces longues légendes auxquelles la langue turque donne tant de saveur. Elle nous dit l’établissement de quatre rois dans le pays, il y a longtemps, bien longtemps ; puis l’invasion des Mogols, la fuite de ceux de ses ancêtres qui n’ont pas été massacrés ou réduits en esclavage, vers l’est, à Karakartchoun ; enfin, le retour de ceux-ci, au siècle dernier ; les croisemens avec les Mogols, la reconstruction de Tcharkalik, qui doit son nom au rouet (tcharkal) trouvé dans les ruines sur lesquelles cette « ville » a été élevée.

Aujourd’hui, des colons sont venus de loin disputer aux « hommes de la terre » le sol de l’oasis. Les villages de pêcheurs sont abandonnés les uns après les autres ; là où les anciennes traditions marquaient un grand lac, il n’y a plus que des roseaux ; à leur tour, ceux-ci font peu à peu place au sable. L’apport du Tarim diminue d’année en année, et on peut prévoir le temps où le désert aura couvert de ce linceul que les historiens ne peuvent soulever l’emplacement d’Abdallah, de Vupchakan et d’Eurtin. Le temps fait son œuvre de destruction et marche à pas de géant. Cette région si curieuse, d’autres ne la verront peut-être plus après nous. Aussi sommes-nous tout yeux, tout oreilles, et ce n’est qu’après avoir posé aux troubadours et aux sorcières de l’endroit toutes les questions possibles que nous nous résignons à revenir à Tcharkalik.

En route, nous rencontrons des indigènes qui, absens depuis un