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conduite des Gengis-khan ou des Tamerlan. Ils nous semblent abâtardis ; ils ont été, sans doute, comme leurs frères de l’Est, victimes de la conquête lente et pacifique des Chinois, les conditions d’existence étant ici relativement faciles. Les pâturages abondent et le climat est sain. Actuellement, il fait même chaud ; nous observons, dans l’après-midi, 38 degrés centigrades à l’ombre.

À mesure que nous montons, la température s’abaisse, le paysage change de nature : les vallées se resserrent, les collines s’élèvent et se couvrent, sur le versant exposé au Nord, de forêts de sapins. La scène est ravissante. Nous avons des échappées sur les grands pics neigeux des Monts Célestes qu’encadrent quelques côtes à la teinte sombre. Les cours d’eau prennent une allure désordonnée ; ce sont des torrens aux flots de cristal dont les rives portent les nombreuses empreintes des animaux sauvages qui peuplent ces solitudes. La contrée que nous parcourons serait, en effet, un paradis pour les chasseurs. Ici les cerfs pyrargues, qui rappellent nos chevreuils, disputent la place aux grands marais, tandis que les ours, sur les hauteurs, poussent leurs grognemens rauques. Le temps presse et nous ne pouvons songer, en dépit de nos instincts de chasseurs, à nous arrêter dans ces vallées. Nous nous bornons à ouvrir de grands yeux pour tâcher d’entrevoir un de ces plantigrades, mais ils se décident difficilement à quitter leurs tanières.

Une après-midi, pourtant, nous sommes sur le point d’avoir affaire à eux, d’un peu trop près même, au gré de M. Dédékens. Arrivés de bonne heure à l’emplacement choisi pour camper, mon compagnon et moi, nous proposons d’escalader une montagne voisine. Nous emmenons Barashdin (un de nos Russes) et un Kirghize qui a bon espoir de nous montrer du gibier, il n’y a pas de sentiers et nous avons peine à avancer au milieu d’un enchevêtrement inextricable de hautes herbes. À mi-côte, j’entends un grognement d’ours, bientôt suivi de plusieurs autres. Barashdin et moi prenons aussitôt le pas de course sans pouvoir atteindre l’animal qui s’enfuit. Nous rentrons à la nuit au camp après une autre alerte inutile. M. Dédékens n’est pas de retour, et il faut envoyer des hommes avec des lanternes à sa recherche. Ce n’est que fort tard qu’il revient. Trouvant que nous courions trop vite, il s’était assis et avait fumé une pipe, puis, la nuit s’approchant, s’était mis en marche vers le camp. À peine avait-il parcouru 500 mètres qu’il se trouvait nez à nez, à dix pas, avec un gros ours. Son fusil, se chargeant par la bouche, ne contenait que du petit plomb et il ne voulait pas tirer sans être sûr de tuer. Heureusement, il avait la ressource d’allumer du feu ; le combustible ne manquait pas, et, au bout de quelques secondes d’une attente qui n’avait rien de séduisant, M. Dédékens voyait, avec un certain plaisir, l’animal s’enfuir