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monde une fille qu’elle appela Henriette et qui ne devait pas vivre plus de vingt-deux mois.

Des événemens se préparaient qui allaient à jamais entraîner La Fayette loin du monde où son beau-père, le duc d’Aven, eût voulu le retenir.


II.

C’est à Spa, le café de l’Europe au XVIIIe siècle, le lieu de plaisir où l’on jouissait d’une liberté plus étendue que dans aucune contrée du monde, grâce au souverain de ce petit pays, l’évêque de Liège, c’est à Spa que le comte de Ségur, l’ami et l’oncle de La Fayette, apprit les événemens qui annonçaient en Amérique une prochaine révolution. On était dans l’été de 1776, La Fayette était alors en garnison à Metz. Le duc de Glocester, frère du roi d’Angleterre, vint dans cette ville, et un dîner lui fut donné chez le gouverneur, le comte de Broglie, personnage de beaucoup d’esprit et de talent, dont la correspondance secrète avec le roi Louis XV tient une place considérable dans l’histoire du XVIIIe siècle. Le comte de Broglie attirait à lui la jeunesse par sa bienveillance et par sa perspicacité. Il avait invité le jeune La Fayette à ce dîner; le duc de Glocester venait de recevoir des lettres d’Angleterre et il mit la conversation sur ce qu’elles contenaient, c’est-à-dire la nouvelle de la déclaration d’indépendance de l’Amérique. Tout cela était nouveau pour La Fayette, Il écoutait avec une ardente curiosité. Il pressait le duc de questions. Les réponses ajoutaient à son intérêt ou plutôt à son enthousiasme. Avant la fin du repas, il avait conçu le projet de partir pour l’Amérique[1].

A compter de ce moment, il n’eut plus d’autre pensée. Pour réaliser son dessein, il se rendit presque aussitôt à Paris. Le premier coup de canon qui avait été tiré dans l’autre hémisphère avait retenti dans toute l’Europe avec la rapidité de la foudre. On appelait alors les Américains « insurgens » et « Bostoniens. » Leur courageuse audace électrisait les esprits, particulièrement à Paris. Dans cette société encore aristocratique par ses formes, La Fayette fut frappé de voir éclater un si vif et si général intérêt pour la révolte d’un peuple contre un roi. La mode elle-même montra bien la rapidité de l’engouement. Dans les salons, le jeu anglais, le whist, se vit tout à coup remplacé par un jeu non moins grave qu’on nomma le boston. « Ce mouvement, remarque M. de Ségur, quoiqu’il semble bien léger, était un notable présage des grandes conversions

  1. Writings of George Washington, t. V, appendice, n° 1, p. 445.