Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/419

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les templiers s’étaient réellement livrés aux excès qui leur furent reprochés, tous, interrogés l’un après l’autre, et forcés de confesser, auraient décrit ces excès de la même manière. Nous voyons au contraire, en lisant leurs dépositions, que d’accord entre eux, quand ils parlent des règles et des cérémonies légitimes de l’ordre, ils varient grandement sur la définition des rituels blasphématoires. A la vérité, comme ils furent tous interrogés article par article sur le même formulaire d’accusation, les traits essentiels de leurs aveux leur furent suggérés à tous dans les mêmes termes ; mais, sur le canevas commun, ils ont dessiné des motifs où se marque la fantaisie individuelle. Michelet, qui croyait aux désordres du Temple, a très bien observé « que les dénégations sont identiques, tandis que les aveux sont tous variés de circonstances spéciales, » mais il en tire l’étrange conclusion « que les dénégations étaient convenues d’avance et que les différences des aveux leur donnent un caractère particulier de véracité. » C’est justement le raisonnement des enquêteurs envoyés par Henri VIII et par Thomas Cromwell, en 1539, pour examiner la situation morale des monastères à supprimer : « Ils nient tous, écrivaient Layton et Legh à Cromwell, c’est qu’ils s’entendent : Illic subolet suspicio vehemens confederationis, quia nihil confessum. » Mais quoi? Si les templiers étaient innocens, leurs réponses aux mêmes chefs erronés d’accusation ne pouvaient pas ne pas être identiques ; s’ils étaient coupables, leurs aveux auraient dû être pareillement identiques. Par exemple, l’adoration des idoles en forme de tête était représentée par les accusateurs comme habituelle; beaucoup de templiers l’ont avouée, mais leurs aveux s’infirment par leur diversité même. L’idole était dévoilée, suivant les uns, dans toutes les cérémonies d’initiation ; suivant les autres, on ne l’adorait qu’en chapitre secret. Ils dirent : « Je l’ai vue. » Mais quand on leur demanda de la décrire, il n’y en eut pas deux à donner les mêmes détails. Pour l’un, cette tête était blanche, noire pour l’autre, dorée pour un troisième ; un quatrième lui avait vu des yeux flamboyans d’escarboucle, un cinquième deux faces, un sixième trois faces, un autre deux paires de jambes, un autre trois têtes. Celui-ci dit : « C’était une statue, » et celui-là: « Une peinture sur une plaque. » « On croyait, dit l’un, que c’était le Sauveur. » C’était, dit l’autre, « Bahomet ou Mahomet. » Pour ceux-ci, c’est le Dieu créateur qui fait fleurir les arbres et pousser les moissons ; pour ceux-là un ami de Dieu, un puissant intercesseur. Quelques-uns l’ont entendu parler. D’autres l’ont vu se transformer brusquement en chat noir, ou en corbeau, ou en démon, sous forme de femme. Voilà l’être protéique dans lequel des historiens ont reconnu alternativement