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dont les chapelles et les églises aient de plus beaux ornemens que celles du Temple ; il n’y a que dans les cathédrales que le service divin soit célébré plus richement. Secondement, je ne connais pas de religion où l’on fasse plus largement l’aumône, car, dans toutes les maisons de l’ordre, on donne trois fois par semaine à quiconque demande. En troisième lieu, il n’y a nulle sorte de gens qui aient tant versé de sang pour la foi chrétienne que les templiers et qui soient plus redoutés des infidèles. A Mansourah, le comte d’Artois mit les templiers à l’avant-garde, et s’il les avait crus... » — Ici une voix interrompit : « Tout cela ne sert en rien au salut, sans la foi. » — « C’est vrai, dit Molay, mais je crois en Dieu, au Dieu en trois personnes, à toute la foi catholique, unus Deus, una fides, una ecclesia. Je crois que, quand l’âme sera séparée du corps, on distinguera le bon du méchant et que nous saurons tous la vérité sur les choses qui s’agitent ici. » — Sur ces entrefaites, Guillaume de Nogaret, chancelier du roi, qui était entré dans la chambre, prit sans façon la parole : « Dans les chroniques qui sont à Saint-Denis, il est écrit qu’au temps de Saladin, sultan de Babylone, un maître du Temple fit hommage audit Saladin, et que le même sultan, apprenant un grand échec de ceux du Temple, dit publiquement que cela leur était advenu en châtiment du vice infâme et de leur prévarication contre la loi. » Étrange document qui renseigne sur le sens critique, sur la bonne foi, et sur l’impudence de celui qui s’en est servi! — Molay resta stupéfait : « Je n’ai jamais entendu dire cela, répondit-il. Je sais seulement que pendant que j’étais outremer, au temps de la maîtrise de frère Guillaume de Beaujeu, moi et plusieurs templiers qui étions jeunes et avides de voir des faits d’armes, nous murmurions contre le maître, parce qu’il avait conclu une trêve amicale avec le sultan. Nous vîmes bien ensuite qu’il n’aurait pas pu agir autrement pour garder les villes que l’ordre possédait sur les frontières des infidèles. » — Comme la séance se prolongeait en pure perte, Molay y mit fin lui-même en priant humblement les commissaires et le chancelier de lui permettre d’entendre la messe et d’avoir ses chapelains. On loua fort sa dévotion, dit le greffier, et on lui permit de la satisfaire.

Il y a dans le processus publié par Michelet nombre de dépositions aussi vivantes et aussi étendues que celle-là. Elles font défiler sous nos yeux des hommes de toute sorte : les simples, les prudens, les beaux parleurs, les lâches, les sincères, les exaltés. On assiste aux mouvemens de ces intelligences effarées; on voit les malheureux trembler, mentir, combiner de pauvres petites habiletés, ou bien s’indigner, fondre en larmes; on entend des cris d’honnêteté qui saisissent, des cris navrans de désespoir. C’est la voix qui s’élève des profondeurs : De profundis clamavi