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« Le grand-maître et les précepteurs provinciaux, dit le chevalier Gérard de Caus, ne souffraient pas que les simples frères possédassent la règle ni les statuts. Quand j’étais outre-mer, le grand-maître ordonna une ou deux fois à tous les frères de lui apporter leurs livres, et j’ai entendu dire qu’il retira à quelques-uns leurs exemplaires de la règle ; nos anciens disaient que l’ordre n’avait pas profité depuis que trop de gens sachant lire (litterati) y étaient entrés. » Comment les ennemis du Temple n’auraient-ils pas conclu de ces précautions minutieuses que la règle contenait de terribles mystères? Raoul de Presles, avocat du roi, entendit un jour le recteur du Temple de Laon dire qu’il avait un livre secret des statuts de l’ordre qu’il ne montrait à personne. « Nous avons des articles, dit un autre templier, avec quelque forfanterie, que Dieu, le diable et nous autres frères de l’ordre sommes seuls à connaître.» — Mais ce n’était pas tout ; la règle elle-même recommandait le secret des assemblées capitulaires (art. 387) : « Saichés qu’il (les templiers) se doivent prendre garde ententivement que nul homme, se il ne fust frère de temple, ne le puisse oïr quant il tienent lor chapistre. » Comment l’auteur de cette prescription ne prévit-il pas que le bon sens vulgaire croira toujours que quiconque se cache, a quelque chose à cacher? Les templiers tenaient leurs chapitres, et notamment les chapitres où avait lieu la réception des nouveaux membres, pendant la nuit, en salle close, gardée par des sentinelles. « On les soupçonne au sujet de leurs réceptions, dit un témoin chypriote, parce qu’ils ont l’air de ne pas vouloir qu’on sache ce qui s’y passe. » Quand les enquêteurs demandèrent à Humbert Blanc, précepteur d’Auvergne, pourquoi l’on se cachait, si l’on ne faisait rien de mal, il répondit : « Par bêtise. » C’était une faute, en effet, qu’exagéraient encore ceux qui, comme le précepteur de Laon, déjà nommé, laissaient entendre aux profanes, d’un air de bravade, que « les frères tueraient aussitôt quiconque, fût-ce le roi de France, assisterait à leurs chapitres. » — Qu’on songe à ce qu’était l’imagination puérile des hommes du moyen âge, toute peuplée de démons, de fantômes et de terreurs, et l’on devinera les atrocités dont le mystère de leurs réunions fit charger les templiers. Ceux qui avaient risqué un coup d’œil aux fentes des salles capitulaires du Temple revenaient de ces expéditions avec des récits effroyables : ils avaient vu des orgies innomées, des scènes d’idolâtrie et de débauche, « le sol piétiné comme après un sabbat. » On en vint ainsi à accuser les chevaliers des crimes que la populace a de tout temps attribués libéralement aux membres des sociétés clandestines, ceux-là même que Rome païenne a imputés à ces chrétiens des âges apostoliques, dont les réunions, parce qu’elles étaient secrètes et nocturnes, passaient