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dit le 89e article de l’acte d’accusation, dressé plus tard par Clément V, on ne donnait pas dans l’ordre l’hospitalité. » Des légendes s’étaient formées pour expliquer cette opulence, et cette rapacité proverbiale des frères. Le bruit courait qu’ils promettaient le jour de leur réception d’augmenter les biens de leur communauté par tous les moyens, tant illicites que licites. Plusieurs témoins, d’ailleurs favorables à l’ordre, comme Philippe d’ibelin, sénéchal du royaume de Chypre, déposèrent au cours du grand procès qu’ils avaient entendu dire, « par la voix publique, » que les templiers n’avaient point de scrupules pour s’agrandir, ad utilitatem ordinis procurandam. Un chanoine de Paphos déclara qu’on disait couramment en Chypre : « Je te promets de te défendre comme font les templiers, à tort ou à raison, ad tortum et directum. » On racontait qu’un jour deux templiers montés sur le même cheval s’étant lancés dans la mêlée contre les païens ; l’un d’eux « se recommanda à Dieu et fut blessé, » l’autre « qui était le diable sous figure humaine, se recommanda à qui pourrait le mieux l’aider » et resta sauf ; il se moqua de son pieux compagnon et lui persuada que, si « l’ordre voulait croire au démon, il s’enrichirait infiniment. » Ce conte de bonne femme et d’autres historiettes non moins absurdes trouvaient aisément créance, aussi bien que les atrocités imputées aux juifs, et pour la même raison. Les princes n’étaient pas fâchés, du reste, de cette impopularité de leurs banquiers ordinaires. Ne pouvaient-ils pas être tentés d’apurer brusquement leurs comptes avec les caisses du Temple, — comme ils liquidaient d’habitude leurs dettes envers les financiers hébreux, — par une confiscation arbitraire? — Des écrivains modernes ont avancé, il est vrai, que les rois avaient eu raison de voir dans l’élargissement indéfini des richesses et de la clientèle de l’ordre, dans sa puissance exorbitante, « en dehors des nations, qui arrêtait le premier besoin du temps, la formation de l’état, » un péril pour leur autorité, comme si les templiers avaient été en mesure de fonder au XIIIe siècle, aux dépens des royaumes d’Occident, des républiques cléricales analogues à celle des chevaliers teutoniques en Allemagne ou à celle des jésuites du Paraguay. Mais ce sont là des hypothèses. Si considérable que fut le corps entier de l’ordre, il était répandu de l’Irlande à l’île de Chypre, affaibli par là même ; et il n’était redoutable nulle part pour les dominations temporelles, d’autant plus qu’il n’eut jamais la moindre velléité d’action politique. On n’avait donc pas à le craindre ; on le haïssait seulement. Son orgueil et sa fortune avaient suffi à le rendre odieux à tout le monde: au peuple qui l’enviait d’en bas; aux princes qu’il obligeait ; au clergé des églises locales, naturellement hostiles aux confréries internationales et privilégiées par Rome; aux