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et la barbe courte. Qu’ils mangent bien : ils ont besoin d’être vigoureux en campagne; on leur permet largement le vin et la viande; les « abstinences immodérées » sont interdites. L’ordre pourvoira ses membres de toutes les choses nécessaires, mais qu’ils n’aient rien à eux, car ils sont « pauvres, » même si l’ordre est riche. Leurs cantines (sacculi et mala) n’ont pas de serrures; ils ne peuvent rien accepter sans l’autorisation des chefs. Un templier, du reste, doit éviter scrupuleusement toutes les tentations; il ne doit pas embrasser les femmes, pas même sa mère, pas même sa sœur; il doit garder une lumière allumée dans la chambre où il dort, même en voyage, « de peur que le prince des ténèbres n’en prenne avantage contre lui. »

En résumé, la vie des premiers templiers était confortable, active, disciplinée, très peu mystique, telle qu’il convenait à des hommes brutaux, pieux et simples d’esprit.

Le développement de l’institut des templiers fut rapide; comme tous les ordres monastiques, il bénéficia d’immenses donations, faites pour le remède de l’âme des donateurs. La règle de 1128 portait (art. 57) que la nouvelle société « pourrait avoir des terres et des hommes et des vilains pour les tenir et gouverner justement; » elle acquit, en effet, des domaines non-seulement en Syrie, mais dans toute l’Europe; elle y bâtit des « Temples » innombrables. Une hiérarchie compliquée s’organisa, depuis le maître jusqu’aux commandeurs des provinces et des maisons; les chevaliers eurent à leur service une très vaste clientèle de personnes affiliées à l’ordre, frères sergens et frères chapelains, soldats et prêtres; l’ordre eut ses troupes et son clergé à lui, ses assemblées délibérantes ou chapitres. Enfin le saint-siège épuisa sur les templiers, comme plus tard sur les prêcheurs et sur les mineurs, toutes ses faveurs spirituelles. Ils furent exemptés des taxes ecclésiastiques; leurs églises et leurs maisons furent pourvues du droit d’asile; ils reçurent le bénéfice de l’inviolabilité cléricale; ils furent déclarés justiciables de Rome seulement, et il fut défendu aux évêques de les excommunier. La bulle Omne datum optimum accordée par Alexandre III le 15 juin 1163, créa ainsi aux templiers une place privilégiée dans l’Église, au détriment des ordinaires.

A partir du milieu du XIIe siècle, l’ordre eut, par conséquent, des destinées en partie double. Il demeura, en Orient, à l’avant-garde des armées chrétiennes, où il combattit l’Islam avec plus ou moins de bonheur, et parfois, grâce à l’affaiblissement général du zèle, avec plus de prudence que d’énergie. En Occident, il devint une grande puissance temporelle et internationale. Leur qualité de riches propriétaires terriens procura aux templiers, surtout en France, en Angleterre, en Aragon, en Portugal et sur les bords du