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de toute leur existence. La vision les hante jour et nuit ; il faut qu’elles viennent chercher une réalité plus terrifiante encore.

On a beaucoup médit du public de la Morgue et, partant, on a beaucoup exagéré ; il faut se défier de la psychologie à outrance. Qu’il se passe de temps en temps dans la galerie quelque acte de nature à motiver l’intervention du gardien, du « père la Pudeur » comme l’appellent les voyous, c’est possible. Il y a dans toutes les foules de ces détraqués à demi responsables que Lassègue a baptisés du nom « d’exhibitionnistes. » Ils ne reculent pas plus devant les tristesses de la Morgue que devant la majesté des églises ou des audiences judiciaires. Pour ma part, je n’ai jamais rien vu de suspect pendant tout le temps que j’ai passé dans la maison, et j’ai souvent entendu parler avec un haussement d’épaules de tous les ignobles racontars qu’on a faits à ce sujet. Je crois que dans la foule qui fait queue, les bonnes mœurs courent moins de danger que les porte-monnaie.

La température glaciale de la halle n’est pas longtemps soutenable, il est temps de revenir sur nos pas. Revenus au hangar, nous n’avons qu’à continuer le chemin de ronde qui nous y a conduits. Chemin faisant, regardons les loques lamentables qui sèchent au soleil et le petit bassin où un garçon est occupé à sa triste lessive ; celle-ci (doit se faire à la main tout en examinant s’il n’y a nulle part sur le linge une initiale ou une marque quelconque d’identité. Tous ces vêtemens proviennent d’inconnus inhumés après un séjour variable dans la salle ; on les met en paquet avec une fiche ; c’est, avec la photographie du cadavre, la dernière ressource du service des reconnaissances. Après un délai de six mois, on s’en débarrasse en les envoyant à la Société de l’Azotine qui les transforme en engrais chimiques dans son usine du Port-à-l’Anglais. Les garçons avaient autrefois le privilège de les vendre à leur bénéfice, mais l’administration a mis bon ordre à ce petit commerce depuis longtemps. Le pauvre honteux qui « s’habille à la Morgue » n’est plus qu’une légende.

À côté du petit bassin, un couloir en retour nous mène, à travers un fouillis de petites pièces, à la salle où est installé l’appareil frigorifique. Nous nous retrouvons en pleine usine : voici la chaudière, le moteur à gaz, les pompes, le bain à congélation, tout un monde de tuyaux, de poulies et de courroies. On se demande comment cela peut tenir sur un si mauvais terrain.

C’est toute une histoire que l’installation de cet appareil, ou plutôt c’est l’histoire même de la nouvelle Morgue, et à ce titre, elle mérite d’être racontée.

À la suite d’une vigoureuse campagne dont l’honneur revient surtout à M. Brouardel, une commission officielle fut réunie en