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profondeur sur soixante-dix centimètres de hauteur et autant de largeur; leur paroi est constituée par un serpentin à spires contiguës dans lequel circule un liquide glacial dont nous verrons tout à l’heure la provenance. Les quatre alvéoles de l’étage inférieur sont les plus froides, la température n’y dépasse jamais — 16 à — 17 degrés ; les autres forment une sorte de clavier frigorifique avec échelle de température qui va de 10 à 4 degrés au-dessous de zéro. L’introduction des corps s’y fait facilement, grâce à la disposition suivante : le plancher est muni de rails sur lesquels glisse à la manière d’un tiroir un plateau métallique destiné à recevoir le cadavre. Le treuil roulant qui circule en regard des cellules permet de manier sans effort et sans secousse le plateau et sa charge, de l’introduire dans une cellule quelconque ou de l’en retirer, de l’élever au troisième étage ou de le ramener sur le sol.

Les alvéoles les plus froides sont réservées aux cadavres dont la putréfaction est commencée et qu’il s’agit de surprendre par une congélation aussi brusque que possible. Au moment où la porte hermétiquement close s’ouvre, une bouffée de froid glacial vous saisit et l’on aperçoit sur toutes les parois une couche épaisse de givre sec qui se détache en une fine pluie floconneuse piquant les doigts comme des aiguilles. Le cadavre est introduit vivement et l’on referme aussitôt. Au bout de dix à douze heures, le corps congelé se trouve transformé en un bloc de glace aussi dur et aussi raide qu’une statue de pierre dont il rend le son mat lorsqu’on le percute. Si le sujet n’était pas trop avancé au moment de sa mise en cellule, la congélation répand sur toute sa physionomie une illusion étrange de vie ; les chairs prennent une apparence fraîche et rosée ; d’innombrables paillettes de glace microscopiques se forment dans tous les pores de l’épiderme ; il en résulte un aspect lustré et brillant qui imite à s’y méprendre la moiteur de la peau vivante. L’impression qu’on éprouve en voyant extraire du casier certains assassinés, la figure terrifiée, la bouche comme prête à s’ouvrir, les yeux fixes et étincelans est si saisissante que les garçons morgueurs eux-mêmes, tout bronzés qu’ils soient par l’accoutumance, n’y échappent pas complètement; l’impression se traduit chez eux par un maintien de circonstance et un je ne sais quoi de réservé et de respectueux dans le geste et dans la voix.

Une fois que le cadavre a subi une congélation totale, la putréfaction s’arrête et le corps peut être conservé indéfiniment dans une atmosphère beaucoup moins basse que celle des alvéoles du rez-de-chaussée. S’il est connu, on le place d’habitude dans une des cellules supérieures en mettant sa fiche sur la porte ; s’il est