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empoisonnement qu’il faut avoir subi soi-même pour savoir ce que c’est! « Enfin ajoute le docteur Vibert, le foyer d’infection créé à la Morgue n’y restait pas confiné ; les plaintes aussi fréquentes que légitimes des habitans du voisinage étaient là pour l’attester. »


III.

L’ancienne Morgue dans laquelle tant de romanciers se sont vautrés avec délices n’est heureusement plus qu’un souvenir; sans cesser d’être aussi lugubre, elle a pris un aspect beaucoup moins dégoûtant. Par la transformation des locaux destinés aux cadavres et par l’installation d’un vaste appareil frigorifique on a créé une nouvelle Morgue qui peut servir de modèle à bien des points de vue, que les étrangers sont venus étudier de toutes parts et qu’ils s’apprêtent à imiter de leur mieux dans les grandes villes d’Europe. Si répugnante que soit la maison, elle mérite d’être visitée en détail et avec méthode.

Des bureaux du greffe un étroit couloir mène d’un côté à la salle des médecins et des magistrats qui donne sur le jardin Notre-Dame, de l’autre à la salle de garde des garçons et à l’amphithéâtre. En laissant à main droite celui-ci, nous nous trouvons sur le chemin de ronde qui nous conduit au hangar couvert. C’est en pénétrant sous cette grande halle que l’étranger commence à sentir son cœur se serrer. On se croirait au premier abord dans une usine. Au fond une série de casiers disposés en trois étages, fermés par des portes à grosses ferrures avec des garnitures de givre à tous les joints; ce sont les alvéoles du frigorifique. Un grand treuil métallique monté sur des rails, un dédale inextricable de tuyaux serpentant de tous côtés, les battemens monotones de la machine qu’on entend dans le lointain, complètent l’illusion. Mais à l’odeur fade et nauséeuse qui vous prend à la gorge, aux cercueils déposés en séries, aux cadavres qu’il est bien rare de ne pas trouver étalés sur le sol dallé, on a vite fait de reconnaître dans quelle usine on se trouve. Cette halle est bien aménagée pour le service intérieur ; elle commande à la fois la salle d’exposition, la chambre des machines et l’amphithéâtre, elle se prête à toutes les manipulations qu’on est obligé de faire subir aux cadavres ; mais ce qui est inadmissible, c’est qu’on soit forcé d’y introduire le public pour les reconnaissances et les levées de corps. Quelques précautions qu’on puisse prendre pour sauvegarder le respect de la mort et pour ménager les justes susceptibilités des familles, il faut reconnaître que le hangar de la Morgue est