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qu’il croit de nature à la faire mieux valoir. Ce n’est pas une fois par hasard que pareille chose est arrivée, c’est trois ou quatre fois par an que cette scène se répète régulièrement. On a toutes les peines du monde à convaincre ces pauvres diables de l’absurdité de leur demande ; tout dernièrement, l’un d’eux insistait tellement que le greffier, ne sachant comment s’en débarrasser, lui déclara gravement qu’il fallait figurer immobile sur la dalle de huit heures du matin à la nuit tombante à 3 degrés au-dessous de 0. Le postulant réfléchit quelques minutes, trouva que décidément c’était trop dur et se retira. Lorsqu’on va au fond des choses, on met généralement la main sur un sinistre farceur qui racole ses victimes en leur promettant sa haute protection; il les persuade qu’il en est de la Morgue comme du premier théâtre venu et que figurer sur les dalles n’est qu’un commencement qui mène atout : « Écrivez votre demande, je n’ai qu’un mot à dire en haut lieu et vous êtes sûr de votre affaire. » Éblouis par d’aussi brillantes perspectives d’avenir, les victimes s’exécutent avec la plus parfaite innocence.

Il serait à souhaiter que les mystificateurs, sur lesquels les remontrances sérieuses de l’administration ne produisent aucun effet, eussent plus souvent affaire à quelque solide gaillard comme celui qui, descendant un jour le boulevard Sébastopol et s’arrêtant devant un grand magasin de nouveautés, demanda à deux employés qui faisaient l’étalage s’ils croyaient que la maison pût lui donner quelque travail : « Va donc à la Morgue, lui dirent-ils, on t’embauchera sûrement pour figurer! » Il vint au greffe et fut un instant à se reconnaître, mais dès qu’il eut compris qu’on lui avait fait une atroce plaisanterie, il ramassa sa canne et son chapeau et repartit comme un trait. Les deux farceurs reçurent une correction si soignée et si bruyante que la foule s’ameuta. L’aventure se termina devant le commissaire de police du quartier, qui, lorsqu’il eut tiré l’histoire au clair, ne put s’empêcher de sourire de la naïveté de notre homme tout en le félicitant de sa vigueur. Il est certain que, si toutes les dupes étaient capables de se faire ainsi justice, le greffe ne recevrait plus des offres de volontaires.

Il n’en a, Dieu merci, pas besoin; la Morgue est déjà suffisamment encombrée par les malheureux dont elle est l’abri forcé. Recevant par an 900 cadavres dont le séjour se prolonge parfois jusqu’à six semaines, les salles renferment en permanence de vingt à trente corps. C’est là le service courant ; mais qu’il survienne une catastrophe publique, un incendie de théâtre ou un accident de chemin de fer; qu’il se produise tout simplement un de ces engorgemens périodiques que nous avons signalés plus haut, le nombre des