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qui conduit le plus souvent au suicide ; et, si l’on veut aller plus loin encore, remontant de cause en cause, on arrive, en fin de compte, à incriminer l’alcoolisme, « ce grand coupable qui a si bon dos. »

Lorsqu’on dresse la statistique rationnelle du suicide selon l’âge, c’est-à-dire lorsqu’on fait le calcul du nombre de suicides pour tant d’individus ayant un âge déterminé, on voit que la fréquence augmente régulièrement avec le nombre des années : la charge de la vie s’aggrave, les moyens de combat s’émoussent, et l’alcool pèse de plus en plus lourdement dans la balance des déterminations humaines.

Les professions les plus diverses fournissent à la Morgue son contingent de suicidés. En tête de la liste des hommes viennent 26 employés, 10 journaliers, 10 cordonniers; dans la longue série qui suit, je relève au hasard 4 rentiers, 2 banquiers, 2 chiffonniers, 1 caricaturiste, 1 percepteur, 1 avocat, 1 ingénieur, 1 concierge, 1 photographe, 1 sculpteur, 1 fumiste et 1 conducteur d’omnibus. Dans la liste des femmes, ce sont les domestiques et cuisinières qui tiennent la tête avec 11 suicides sur 51 ; 1 concierge, 1 balayeuse, 1 rentière et 1 fille soumise ferment la liste.

Je me suis étendu sur les chiffres concernant le suicide, parce que c’est le genre de mort le plus largement représenté à la Morgue et sur lequel les statistiques donnent le plus de renseignemens; poursuivre ce lugubre triage pour chaque classe de cadavres nous entraînerait hors de notre cadre sans grand profit.

On a vu que la moyenne des entrées annuelles de la Morgue oscillait autour de 900, ce qui équivaut à l’admission de deux à trois corps par jour. Cette entrée journalière suit dans ses variations, qui sont considérables, une loi très curieuse. Il y a régulièrement un maximum d’admissions au commencement de la belle saison, ce qui semble assez étrange au premier abord, et un minimum au milieu de l’hiver, ce qui parait non moins surprenant. Les mois d’avril et de mai comptent environ deux fois plus d’entrées que les mois de janvier et février : ainsi, en 1888, les premiers figurent pour 141 cadavres, les seconds pour 75 seulement. Certaines années même, la recette d’hiver n’est pas le tiers de celle du printemps. Le fait, qui est constant, est dû à plusieurs causes : c’est d’abord que le printemps et l’été fournissent à eux seuls les trois cinquièmes des suicides, et qu’ensuite c’est aux mêmes saisons que correspond le maximum de fréquence des submersions accidentelles ou volontaires; enfin, on peut ajouter que c’est régulièrement de mai à juin que les assassins travaillent le plus.

On est frappé à chaque pas, en compulsant les tableaux de la