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inspiré les auteurs qui se sont occupés d’elle. Journalistes et romanciers n’y ont vu qu’un sujet de descriptions plus macabres que nature et dont l’horreur fait parfois sourire, tant elle est naïvement combinée. C’est autre chose que j’ai cherché dans cette étude. Attiré il y a trois ans dans l’établissement par les conférences de médecine légale ; amené plus tard à y faire un long séjour pour les besoins d’un travail scientifique, j’en ai presque habité tous les coins et recoins, tantôt avec les vivans, tantôt avec les morts; et, soit que la maison ne m’ait pas porté malheur, soit que l’habitude transforme les lieux les plus tristes, j’ai fini par voir la Morgue sous un jour moins sinistre, et l’idée m’est venue d’en parler à mon tour sans trop d’adjectifs. J’entre dans un sujet qui n’a pas, je pense, besoin d’être excusé et sur lequel une discussion toute récente devant le conseil général de la Seine vient de rappeler l’attention publique; j’espère, d’ailleurs, montrer à mon lecteur, en le promenant dans tous les dédales de la funèbre maison, que l’intérêt n’y manque pas et qu’on peut y mettre un pied devant l’autre sans trébucher contre quelque chose de répugnant.

M. Brouardel, dont le nom restera attaché à tout ce qui s’est fait de réformes dans l’établissement depuis une dizaine d’années, m’en a ouvert les portes avec une bienveillance dont j’ai presque abusé. Je dois également beaucoup à ses collaborateurs, MM. Descouts, Ogier et Vibert, ainsi qu’à M. Lépine, secrétaire général de la Préfecture de police, qui a bien voulu autoriser le greffe de la Morgue à me communiquer tous les documens dont j’avais besoin.


I.

Tous les Parisiens connaissent la Morgue. Bâtie sur le quai de l’Archevêché, à la pointe de la Cité, entre les deux bras de la Seine et le jardin Notre-Dame, elle profile sur l’un des plus jolis paysages de Paris la silhouette plate et morne de son pavillon carré, flanqué de deux ailes surbaissées.

Le pavillon central, qui s’ouvre sur la rue par trois larges baies, comprend la salle d’exposition, séparée par des glaces de la galerie où circule librement le public. L’aile gauche renferme les bureaux du greffe, le cabinet des magistrats et des médecins, une salle de garde où se tiennent habituellement les garçons de service, une loge de concierge et l’amphithéâtre, qui sert à la fois aux cours, aux autopsies et aux confrontations judiciaires. L’aile droite du bâtiment est occupée par la machine frigorifique, le vestiaire,