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lentement des formes inachevées, espaces d’ombres, taches indécises de lumière brouillée, forêts devinées, arêtes entremêlées, rayons bleus dardés à travers le vide, tout un pêle-mêle gris qui ondoie.

Sur la ligne de faîte, un grand arbre tordu semble marquer la fin du monde au bord de l’abîme. Au-dessous, rien, un néant vaporeux où flottent des formes vagues. Littéralement, on se croit arrivé devant l’espace vide, à la rive brumeuse de la terre au-dessus du chaos.

Chose étrange, on entend des chants, des voix claires d’enfans qui viennent d’une école de petites filles anglaises cachée sur la hauteur, et cela saisit comme un souvenir des premières années quand on arrive au bout de la vie devant la noirceur de l’au-delà. Pourquoi donc ces minutes sont-elles pleines de ce frisson subtil et douloureux, pourquoi donc ces tombées de nuit sont-elles si mystérieusement tristes, plus inoubliables que tous les grands spectacles qu’on vient chercher si loin ?

L’arbre froisse ses branches, et la vapeur grise rampe toujours sur le fond terne du ciel. A présent, tout le Sikkhim est enseveli dans le brouillard humide. Mais au-dessus de cette tristesse et de cette confusion, on songe que les grandes cimes empourprées surgissent, dorment, posées sur un lit de calmes nuages, seules en face du soleil mourant.


BÉNARÈS.


29 novembre.

Changement très soudain de décor. Arrivé ici hier soir, après vingt-quatre heures de trajet sur le Bengale-Nord et vingt et une heures sur le Grand-Péninsulaire. Rien à voir sur la route : des froides régions mongoles, nous passons tout de suite dans les plaines sacrées de l’Inde, aux bords du vieux Gange divin.

Car c’est ici l’Inde classique, l’Inde indienne. L’Européen n’y habite pas, il ne fait que passer. Il n’a rien transformé, il ne s’est pas établi en marchand ou en manufacturier. Cette ville, ces Hindous, ces temples sont les mêmes aujourd’hui qu’il y a dix siècles. C’est le cœur du monde hindou, le foyer toujours brûlant du brahmanisme. Ces vieux brahmes qui, lorsqu’ils avaient vu le fils de leur fils, s’enfonçaient dans une forêt pour y méditer solitairement sur le fond de toute chose, sortaient de Bénarès ou des parties voisines de la vallée du Gange. Sur cette terre furent élaborés les six grands systèmes de philosophie de la pensée hindoue. Il y a vingt-cinq siècles, cette ville était déjà fameuse. Oui, lorsque Babylone