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la jungle. Nous suivons la route qui longe et domine le grand cirque. Au-dessous de nous, de l’épaisseur des fourrés surgissent comme des palmes les fougères arborescentes qui sortent d’une gaine de mousse fauve, trempées de rosée fraîche. Plus bas, la jungle descend avec ses dômes d’arbres luisans, vus d’en haut, voilés par l’air dense, descend jusqu’au fond de la grande vallée du Sikkhim, qui, à quatre mille pieds au-dessous de la route, déploie l’étendue sombre de ses forêts vierges. Au-delà, par-dessus la végétation bleuâtre, commencent les coulées de glacier, et les hautes lignes blanches découpent avec précision le ciel pâle.

Mon guide marche d’un puissant pas lourd, le pas des montagnards thibétains, vrai type de Chinois, non le Chinois délicat et fin, mais celui du Nord, grand, anguleux. Figure fouillée de traits profonds, ridée, plissée, figure curieuse, gercée, tannée par le soleil. Petit tricorne vert, d’où sort une queue noire de cheveux tressés, vaste manteau de poil, bottes de feutre vert, recourbées en très longues pointes. Des ornemens sauvages, une bague verte, un gros anneau d’ivoire au pouce, l’oreille gauche distendue, allongée par un disque d’argent. Il avance silencieusement, de son pas régulier, appuyé sur une grande pique en bois de tek, couverte de caractères pointus qui ne ressemblent pas aux lettres hindoustanies, compliquée d’un cadran solaire où les Thibétains lisent l’heure quand ils parcourent là-bas leurs grands plateaux déserts. Parfois, avec un geste du bras, un sourire lent et des gutturales qui ne sont pas humaines, il désigne des sommets lointains. Nous communiquons par signes, lui, l’étrange homme mongol, dont la race erre depuis les premiers temps de l’humanité par les steppes de l’Asie centrale, et moi, touriste parisien débarqué sur cette terre après la longue traversée des eaux monotones. Quel abîme entre sa race et la mienne ! Impossible de nous retrouver une origine commune dans la nuit du passé. Impossible de comprendre ce visage immobile qui m’est fermé, ce visage qui n’est pas fait comme les nôtres, impossible d’y déchiffrer son âme...

Au bord de la route, comme j’examinais avec surprise une roche curieusement sculptée, il a levé deux fois le bras vers le ciel, et, je crois, vers le soleil. Cette fois, il me semble l’avoir compris. Même geste devant une rangée de longues perches où pendent des loques blanches chargées de caractères sacrés. Ces pauvres drapeaux sont des emblèmes religieux et portent des prières innombrables. Vient le vent qui les soulève vers le ciel, et toutes les prières silencieuses sont entendues. En ce moment, ils pendent, inertes, le long d’une petite allée qui dévale jusqu’aux cases misérables d’une lamasserie accrochée aux flancs du grand cirque. A l’entrée, un enfant, un novice accroupi, déroule avec une mélopée nasillarde des prières écrites