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commerce de l’Italie ou de l’Autriche. Ils sont si raides et si forts que, perdus au milieu de deux cents millions d’Hindous, ils ne se transforment pas, tandis que l’Hindou semble se faire Anglais au contact de leurs cent mille colons. A Calcutta, j’ai pu voir des livres et des journaux écrits par des indigènes : non-seulement l’anglais en est excellent, mais on y rencontre le tour, le style, les préjugés, toutes les façons anglaises de sentir et de penser. Quelques articles semblaient sortis de la plume d’un révérend rédacteur d’une bonne revue de Londres. De même certains individus artistes, d’âme plastique, après avoir causé quelques heures avec un homme de personnalité originale et puissante, copient sans s’en douter ses attitudes, ses gestes, ses inflexions de voix. « Race de silex, » disait Carlyle des Anglo-Saxons : oui, race de silex qui, s’implantant sans se déformer dans la molle argile hindoue, lui imprime ses angles et ses saillies. Conquérans hautains, organisateurs infatigables, ils sont ici la race noble, une nouvelle race de brahmanes, des devas supérieurs. et je le sentais ce matin en regardant, par-dessus la cohue grotesque des Mongols misérables, le port droit, les mouvemens calmes, le geste tranquille et fort, la figure claire, le regard résolu et serein de trois de leurs jeunes gens.


27 novembre.

Il faut se lever avant quatre heures pour voir les premiers feux du soleil sur la Kitchijunga. Il gèle, il fait très noir : rien de visible que des silhouettes d’arbres voisins, et là-haut, parmi les froides constellations, le croissant très clair, mais trop mince pour jeter de la lumière. On ne voit rien, mais on sait que partout devant soi la terre se dérobe, descend, et l’on sent tout en bas la présence des grandes forêts obscures, du pays de Sikkhim, étendu dans la nuit. La grande chaîne a disparu tout entière.

Vers quatre heures et demie, très haut dans le ciel paraît un astre, un astre étrange, car voici qu’il semble s’élargir. Une tache rose se fait, demeure, grandit... Puis des lignes aiguës s’éclairent. Au-dessous, la noirceur de la nuit, aucun signe d’aube, la terre dort dans les ténèbres, et l’on a peur de ces choses lumineuses apparues là-haut dans l’espace, de ces clartés qui ne sont pas de notre monde, qui semblent un prélude à quelque vaste changement de l’ordre accoutumé...

Ensuite, toutes les crêtes de neige sortant de la nuit se sont éclairées comme le bord mystérieux d’une mer rose et puis, longtemps après, les vieilles forêts ont reparu dans la lumière.

Vers sept heures, j’ai pris un guide pour pénétrer un peu dans