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on désigne indistinctement les Hindous, les Bouddhistes, les Parsis[1]. Voilà bien le point de vue biblique ; c’est ainsi que les Juifs parlaient des peuples étrangers. A Ceylan, un planteur, installé dans l’île depuis quinze ans, m’a posé la question suivante : « Et comment s’appellent leurs idoles, qu’est-ce qu’ils adorent? » j’admirais tout à l’heure la hauteur, le flegme, le silence dédaigneux de deux soldats installés chez un marchand de chinoiseries : ils maniaient ses bibelots sans le regarder. Ce soir, à table d’hôte, un jeune officier qui vient passer ici quelques jours, ayant visité dans la journée un temple de lamas, résume ainsi ses impressions : « Un misérable trou puant et dont je me suis sauvé le plus vite possible » (A dirty stinking hole which I was only too glad to gel out of). Ils ne voient dans l’indigène qu’un coolie ou qu’un boy bon pour porter les bagages ou cirer les souliers, comme ils ne voient dans le pays qu’une exploitation agricole ou industrielle. Infatigablement, ils ont défriché les plus belles forêts de Darjeeling ou de Ceylan pour couvrir le terrain dénudé de leurs tristes plantations de thé. Montez au Sinchul, le sommet qui, à deux pas d’ici, domine Darjeeling, vous verrez le plus grand panorama du monde ; au sud, les plaines de l’Inde; au nord, les crêtes himalayennes, mais les premiers plans sont anglais, couverts de jardins, de culture, de villas, d’églises, de casernes. Ils civilisent et non pas seulement pour eux-mêmes, mais encore par esprit de devoir envers l’indigène. Couvrir l’Inde de chemins de fer, agrandir et multiplier ses ports, décupler son commerce, la convertir au christianisme protestant, supprimer ses castes, affranchir ses femmes, ouvrir ses zenanas, lui donner, avec le goût des pantalons, des jaquettes noires, du cricket, du foot-ball, de la musique et de la poésie anglaise, une éducation « pratique et rationnelle, » en cela, disent-ils, consiste leur mission, persuadés comme Addison, comme Sydney Smith et Macaulay, que l’augmentation du bien-être humain, la civilisation décente, raisonnable, confortable, en un mot la civilisation anglaise, voilà les fins suprêmes de l’humanité. « Quand nous aurons achevé notre œuvre dans l’Inde, me disait un Anglais à Ceylan, probablement les Hindous pourront se passer de nous et nous mettront à la porte. Mais nous aurons accompli notre mission. » Là-dessus, il vantait « le chemin de fer qui perce les forêts, amène à l’intérieur la vie et la lumière, fait la guerre aux vieilles superstitions, à toutes les momeries bouddhistes. » Ils sont si entreprenans que l’Inde, munie de manufactures, de voies ferrées, d’universités, de banques, a aujourd’hui le budget et le

  1. En Allemagne, en Italie, en France, ils appellent les habitans the natives. En anglais, le mot foreigner a un sens analogue à celui du mot barbare chez les Grecs.