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de la base au sommet, toute la grande chaîne blanche. Nous venons d’atteindre le faîte du seul contrefort qui sépare les hautes cimes des plaines de l’Inde : entre nous et les neiges, il n’y a plus rien qu’un cirque sombre de cent lieues carrées où se mêlent l’ombre des brouillards et la noirceur des forêts primitives. De l’autre côté, déployés sur un arc de 150 degrés, vingt pics s’élancent à 7,000 mètres, montent du fond de la vallée comme une vague en mouvement, dressée, figée dans son élan. Au centre, en face de nous, si près qu’il semble que sa chute va nous atteindre, la Kitchijunga déroule les jungles denses de sa vaste base, soulève ses rochers, ses glaciers bleuâtres, profile là-haut, à vingt-six mille pieds, sa crête aiguë sur la pâleur froide du ciel. En un clin d’œil, comme la vallée descend très bas, le regard mesure cette prodigieuse hauteur. En ce moment, voici ce que j’ai devant moi : au premier plan, sur la ligne de faîte que nous venons d’atteindre, semant de points blancs le fond noir des forêts, les petites villas de Darjeeling, dernière limite du monde civilisé, au bord de l’abîme où commence l’Asie sauvage, le grand pays inconnu que peuplent les hommes jaunes. Puis le vide ténébreux, l’immense cirque plein de nuit où roulent des lambeaux informes de nuées. Cinq rayons grêles et brumeux le traversent, dardés d’une masse éblouissante amoncelée derrière nous sur l’épaule noire de la montagne. Ils mesurent le gouffre, fixes au-dessus du chaos sombre des vapeurs mouvantes. Aucune mer, aucun désert ne peut donner la sensation vertigineuse de l’espace comme ces cinq lignes rigides lancées à travers cette vallée, large de quinze lieues, fermée là-bas par un mur de 8,000 mètres. Dans cette profondeur, un entremêlement vague de lignes et d’échines, mais au-delà, l’élancement calme, la clarté souveraine, la sérénité inviolée de la grande cime où viennent s’achever toutes les chaînes obscures qui, du Népaul, du Thibet, de l’Inde, se soulèvent, font effort dans l’ombre pour se réunir et, d’un commun élan, monter au-dessus de tout, dans le silence de l’espace clair, et dominer le monde.


26 novembre.

On arrive, préparé par le voyage pour les grandes émotions, et l’on trouve une ville de plaisance anglaise. Sur la route de la gare, faisant face à l’Himalaya, de grandes affiches : Colmans Mustard, Pear’s Soap, Beecham’s Pills, des troupes d’enfans à cheval, petits Saxons actifs et joufflus, des jeunes filles droites sur leurs selles, le teint clair, du sang rose aux joues, coiffées du béret de jockey, correctes dans leurs amazones, suivies du domestique hindou,