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Point de côtes à l’horizon. Aussi loin que la vue peut percer frissonne, sous le clair ciel bleu, ce grand cercle couleur de boue tout palpitant de lumières fauves. Nous entrons enfin dans l’embouchure de l’Hoogly : ces eaux sont chargées d’une terre apportée par le Gange et le Brahmapoutre des plaines de l’Indoustan, des pentes de l’Himalaya; vers deux heures de l’après-midi, la mer se couvre de taches brunes comme elle, mais immobiles, ternes ou uniformément luisantes, et qui seules, dans le scintillement universel, ne pétillent pas sous le soleil. Voilà le limon que le fleuve dépose, la terre qu’il jette à la surface des eaux, terre inerte encore, toute nue, toute brute, matière primitive, mais grosse de vie future, d’où sortiront des jungles tropicales avec leur pullulement de vie, leur végétation vénéneuse, leur bourdonnement d’insectes de feu, leurs marais pestilentiels. Et l’on se dit qu’au loin derrière l’horizon, sur une étendue de deux cents milles, s’accumule lentement ce limon prolifique, se crée silencieusement, au milieu des eaux stériles, un nouveau morceau d’Asie.

Peu à peu s’ébauche une rive, mais très vague, informe, une rive de boue molle, émergeant à peine de l’eau, comme la terre aux premiers jours. Enfin la végétation paraît, végétation herbeuse tout d’abord, fourrés sombres de bambous et de lianes, puis jungles ténébreuses qui grandissent dans l’air empesté par la végétation et la corruption trop rapides, foyers mortels de fermentation où le choléra et les fièvres sont endémiques, où la nature solitaire, loin de l’homme, s’essaie encore aux formes molles de la vie primitive, où crocodiles, serpens, crapauds géans, se traînent dans la vase tiède, où les fleurs, exaspérées par les miasmes putrides, montent comme des flammes autour des grands arbres. Si vous faites naufrage ici, l’eau sera moins dangereuse que la jungle, que ses fièvres, que ses fauves. Çà et là, sur la rive, des tours blanches sont des refuges où les naufragés, à l’abri des tigres, trouvent de la nourriture, des médicamens, peuvent attendre qu’un bateau passe.

Nous avançons lentement, avec des précautions infinies. Le grand fleuve est véhément et nous culbuterait bien vite si, arrêtés un instant par un banc de sable, nous lui présentions le travers. Nous sondons à tout moment. Le fond est fait de sables mouvans que l’élan violent de l’eau déplace, agite, creuse, entasse. Les rives se resserrent et les cultures paraissent : vastes moissons dorées, claires rizières, nobles bouquets de palmes lustrées. Tout au bord, une file blanche d’Indiens circule dans les hautes herbes. Sur le fleuve, de grands bateaux passent lentement, de puissans steamers dont les ports d’attache sont en Angleterre, en Amérique, en Australie. Il y a des bricks à l’ancre par paquets, immobiles, le