Page:Revue des Deux Mondes - 1891 - tome 103.djvu/316

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Jolie ville, claire et propre. Toujours cette terre rouge indienne et ces parfums qui sortent on ne sait d’où. Les routes s’allongent droites, bordées de palmiers, traversées à tout moment par les petits écureuils rayés qui soulèvent un petit flot de poussière. On se sent déjà loin de Ceylan ; cette végétation a quelque chose de précis, d’arrêté. Voici une allée de palmiers qui certainement était la même il y a dix ans qu’aujourd’hui : on ne voit plus ici la mollesse et l’ondoiement de la vie rapide.

Le plus grand plaisir des yeux, c’est de voir remuer ce peuple de femmes si simplement, si magnifiquement drapées. Avec leur port droit, leurs poitrines rejetées en arrière, leurs têtes chargées de vases de cuivre, elles font des lignes pures et nobles. Malgré l’éclat des couleurs, ce monde fait penser à la Grèce antique : mêmes attitudes de statues, même tranquillité des gestes, même vie en plein air, mêmes petites maisons de terre, basses, fraîches, blanches, carrées, vides de meubles, où des femmes assises dans l’ombre s’occupent à filer.

À trois kilomètres de Pondichéry, nous arrivons à la pagode de Vilenoor et nous ne pensons plus à la Grèce. Au-dessus du village, — vingt pauvres cabanes de boue séchée, vingt huttes sauvages à l’ombre desquelles des noirs à têtes bestiales somnolent, — se dresse une chose indescriptible, un paquet bleuâtre de formes grouillantes, une pyramide confuse de monstres en porcelaine, grimaçans, innombrables, étages en rangs serrés. Il est hideux et fou, ce toit de pagode, c’est une imagination de cerveau malade qui, accablé, perverti par le soleil torride, délire en cauchemars horribles et grotesques. Et dans cet entassement de figures difformes, de membres contournés qui s’enlacent, il n’y a pas seulement de la déraison, mais encore quelque chose de sauvage, d’inquiétant, d’incompréhensible comme les idoles polynésiennes ou les antiques divinités sanguinaires du Mexique, quelque chose qui nous parle des vieilles races indigènes que les conquérans aryens rencontrèrent partout lorsqu’ils pénétrèrent dans l’Inde, des mystérieuses races noires qui peuplent encore cette partie méridionale de la péninsule et dont on rencontre les tribus errantes dans les forêts de l’intérieur. On retrouve partout ce caractère dans les architectures du sud. À deux pas d’ici, à Madura et à Trichnopoli, elle atteint toute son extravagance et toute son étrangeté, se dé- ployant en pagodes de granit vastes comme des villes, couvrant la terre de ses piliers, entassant en pyramides géantes les dieux, les déesses, les démons, les héros, les singes, les chevaux, les éléphans, tout un monde vivant qui se mêle, se presse, s’étouffe, monte, entassé dans la plus étonnante promiscuité.

Une cohue de prêtres et de fidèles à peau noire nous bousculent