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Voilà tout ce qu’ils savent de notre langue, ces grands enfans sauvages. Cela ne les empêche pas, me dit-on, d’être électeurs, de voter avec toute la dignité de citoyens libres. Le grand-prêtre de la pagode s’entend avec le gouverneur, et ils votent à son gré comme ils accompliraient un rite, une cérémonie religieuse analogue à la procession périodique des images sacrées dans les chars.

Grande cohue sur la jetée. Nous amenons un haut fonctionnaire de la République. Les forces de l’Inde française, les trois cents cipayes que la Grande-Bretagne tolère sont là, formant la haie, enchantés de jouer au soldat, très heureux de leur uniforme brillant. A grands coups de crosse, on chasse la cohue des curieux indigènes, mais les blancs passent librement sous les arcs de triomphe où se déploient les souhaits de bienvenue et les acclamations officielles. Pauvre population blanche de Pondichéry, pauvres Français nés si loin, descendus des ancêtres vaillans qui s’installèrent là quand la France était une puissance glorieuse sur la terre de l’Inde, aujourd’hui si oubliés, si éloignés de nous! j’aperçois des enfans de vieilles familles créoles et rien n’est saisissant comme de retrouver chez eux le masque et l’expression de notre race. Ils semblent étonnamment provinciaux, arriérés, avec quelque chose de fatigué, d’amolli, d’alenti, de flétri quelquefois. Je ne sais pourquoi tout respire ici l’odeur de la petite ville de province française, très éloignée du centre et pourtant ne vivant que des quelques gouttes de vie que lui distribue le centre de la sous-préfecture banale, où tout est régulier, ennuyeux, vieillot. Celle-ci est beaucoup plus loin de Paris que Carpentras ou Landerneau.

Cependant, le haut fonctionnaire débarque. Les notables l’accueillent : il y a de longues présentations et des sourires officiels. Très pompeusement, un personnage indigène s’incline devant lui, embarrassé dans ses robes blanches, chargé de bijoux, très gros très lourd, très ventru, ses petits yeux clignotant dans sa grasse figure terne de brahmane. Il s’appuie avec dignité sur la canne d’argent dont fut gratifiée sa famille le jour où, les boulets manquant, son ancêtre offrit des lingots d’or pour en bombarder les Anglais qui assiégeaient Pondichéry.

Encore des présentations, des discours, des serremens de main. Maintenant, le fonctionnaire de la République, flanqué de ses secrétaires, en habit noir, s’avance en tête du cortège, passe sous les arcs de triomphe et les forces françaises, les trois cents cipayes battent aux champs. Très touchante et un peu comique dans ce cadre exotique, cette cérémonie qui rappelle nos distributions de prix, nos inaugurations officielles de monumens ou les tournées électorales de nos ministres.