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après cette déclaration qui, au fond, n’avait rien d’héroïque, il buvait au succès des armes françaises, sans avoir négligé de s’assurer auparavant qu’il n’était ni vu ni entendu de l’envoyé d’Autriche[1].

C’était bien aussi une crainte (bien que plus virilement supportée) d’être compromis par des complications nouvelles, qui retenait à Berlin Frédéric dans cette attitude de neutralité et même d’indifférence un peu dédaigneuse dont j’ai plus d’une fois indiqué les causes. Sans doute il ne redoutait plus autant qu’au lendemain de la paix de Dresde le danger qui l’avait un instant menacé de se trouver pris entre deux feux, entre la Russie en armes sur ses derrières, et l’Autriche en face, rendue libre de ses mouvemens par une réconciliation soudaine avec la France. Les protestations complaisantes de Puisieulx devaient le rassurer contre tout revirement de la politique française. Et, de son côté, l’indolente tsarine était retombée dans son sommeil et dans ses incertitudes, dont pendant plus d’une année les incitations de Marie-Thérèse ne devaient pas réussir à la faire sortir. Les armemens russes, toujours annoncés, toujours ajournés, perdaient leur caractère menaçant. Mais ce n’étaient là que des gages d’une sécurité momentanée, et il n’était pas dans la nature de cet esprit vigilant et perspicace de se confier à la tranquillité du jour en oubliant les périls de la veille et du lendemain. Les chances de cette coalition d’Autriche, Russie et France (qui, effectivement un jour réalisée, devait le mettre à deux doigts de sa perte) étaient, on le voit, toujours présentes à son esprit, et il n’en fallait pas davantage pour que, ne se fiant désormais à aucun des partis qui se disputaient la victoire, — se rendant aussi peut-être la justice qu’il n’inspirait pas plus de confiance qu’il n’en éprouvait, — il fût résolu à rester en arrêt, laissant la querelle se vider sous ses yeux sans s’en mêler.

De plus, un des motifs, — si ce n’est le principal, — qui le décidait plus que jamais à rester en dehors des hasards de la guerre, c’était son désir très vif et son dessein très arrêté de se faire comprendre dans l’acte final qui, tôt ou tard, y mettrait un terme. Obtenir que sa conquête de Silésie lui fût expressément reconnue et garantie dans le traité qui viendrait, en rétablissant la paix générale, rendre une stabilité nouvelle à l’ordre européen, c’est la pensée qui reparaît à chaque instant dans sa correspondance et qu’il ne laisse jamais oublier à ceux qui le représentent à Paris, à Londres, à La Haye et même à Vienne, partout, en un mot, où une ombre de négociation possible paraît à l’horizon. La crainte de

  1. Des Issarts à Puisieulx, 20 mai 1747. (Correspondance de Saxe. — Ministère des affaires étrangères.)