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A première vue, il y a sans doute un fait dominant qui semblerait tout décider; M. Crispi reste le grand victorieux du scrutin; il a obtenu une immense majorité favorable à son gouvernement, à sa politique. A y regarder de plus près cependant, ce ne serait plus, à ce qu’il semble, aussi simple; la réalité ne répondrait pas absolument aux apparences, et il resterait bien des obscurités, bien des nuages dans la situation ministérielle comme dans la situation parlementaire. Il est certain, dans tous les cas, qu’il y a eu, avant l’ouverture du parlement, des incidens successifs qui ont déterminé l’éloignement ou la retraite de plusieurs ministres. C’est d’abord le ministre des finances, M. Seismit-Doda, qui a été assez brutalement congédié. Puis, à la veille même de la session, c’est un autre ministre des finances, M. Giolitti, le ministre des économies, qui a été remplacé à l’improviste par M. Grimaldi, connu autrefois pour ses programmes de dépenses excessives, de taxes nouvelles. Et toutes ces petites crises, qui tiennent tantôt à des désaccords sur la politique extérieure, sur l’irrédentisme, tantôt à des dissentimens sur la manière de faire face aux difficultés financières, ces crises ont eu naturellement, dès la première heure, leur retentissement dans une chambre qui semble elle-même assez divisée, assez indécise. Sans doute, M. Crispi a la majorité qui lui a déjà donné des votes de confiance, il n’a pas eu de peine à avoir raison des interpellations de M. Imbriani, de M. Pantano, soit sur les dernières crises ministérielles, soit sur la politique extérieure. Il ne reste pas moins dans une situation difficile en face d’une chambre très partagée, où même parmi ceux qui votent pour lui, il y a les amis douteux, les tièdes, les incertains, les censeurs secrets ou timides de sa politique. C’est là le péril pour lui.

Par une tactique qui n’a rien de nouveau et qui n’est plus même sérieuse, M. Crispi, quand il est serré de trop près, en est encore à recourir aux procédés les plus usés : il évoque le fantôme extérieur ! Il disait récemment, pour justifier sa diplomatie, que les alliances de l’Italie avaient empêché des actes nuisibles pour les intérêts italiens, et lorsqu’on lui a demandé à quoi il faisait allusion, il aurait répondu, dans une conversation, qu’il s’agissait de Tripoli. Ce qu’il y a de plus curieux, c’est que tantôt on parle, pour se donner des émotions, de l’occupation de Tripoli par la France, tantôt on parle des craintes qui se seraient manifestées en France au sujet des desseins de l’Italie sur la Tripolitaine. Il y aurait même, dit-on, une interpellation prochaine destinée à provoquer des explications nouvelles. Quand donc les Italiens sensés, qui ne manquent pas au-delà des Alpes, cesseront-ils d’être les dupes de ces puérilités? La vérité est qu’on ne s’occupe guère de Tripoli en France, pas plus pour le prendre que pour craindre