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il faut enfin expliquer. Cette obligation de la critique ou cette fonction, si l’on veut, qui a jadis été pour Sainte-Beuve toute la critique, et qui en doit demeurer l’une des parties essentielles, dirai-je que la critique impressionniste ne s’y soumet pas plus qu’aux autres? En réalité, elle n’explique point, elle constate ; et elle décrit, ou elle commente, mais elle ne « raconte » point. Je crains bien d’en savoir l’un au moins des motifs. C’est, que si l’on voulait distinguer dans un livre ou dans un auteur ce qu’ils doivent l’un et l’autre à tous ceux qui les ont précédés, et « causés, » pour ainsi parler, on serait effrayé du peu d’originalité qu’il y a parmi les hommes. Nous ne faisons tous qu’un poème, qu’une pièce, qu’un roman, qu’un article ; et combien y mettons-nous de nous, qui soit à nous, qui soit de nous, qui ne soit que de nous et à nous ? L’explication s’en trouve donc d’abord, ou du moins il faut qu’on la cherche partout ailleurs qu’en nous; et trop heureux sont ceux alors dont l’originalité n’a pas comme fondu dans cette recherche même ! Autre preuve, s’il en faut encore une, de l’existence d’une critique objective. L’originalité d’un écrivain, de M. Zola, par exemple, ou de M. Henry Becque ne se définit pas par rapport à lui-même, ce qui impliquerait contradiction ; elle ne se définit point par rapport à moi, qui ne suis pas sans doute plus original qu’eux ; elle se définit par rapport aux auteurs dramatiques ou aux romanciers qui les ont eux-mêmes précédés, lesquels sont dans l’histoire, et elle se définit par rapport à ce qu’ils ont eux-mêmes fait des lois de leur genre, ce qui est également dans l’histoire.

Le fondement de la critique objective est donc, à vrai dire, le même que celui de l’histoire. Pas plus qu’il n’y a de doute possible ou d’hésitation permise sur le génie militaire de Napoléon ou sur le génie politique de Richelieu, pas plus il n’y en a sur l’unique originalité de la comédie de Molière ou de la tragédie de Racine; et quiconque traitera de « polisson » l’auteur d’Andromaque, il fera comme ce naïf Lanfrey, quand il donnait des leçons de tactique rétrospective au vainqueur d’Austerlitz; c’est lui-même qu’il aura jugé. Mais quiconque dira qu’on peut, si l’on le veut, préférer la comédie de Regnard à celle de Molière, le Distrait à l’École des femmes, et les Folies amoureuses à Tartufe, ce sera bien pis encore, car ce sera comme s’il disait qu’il n’y a pas de raison de placer un être vivant au-dessous ou au-dessus d’un autre dans l’échelle animale; et, avec le fondement de la critique objective, il renversera du même coup celui de l’histoire naturelle. Un genre littéraire n’est, en effet, supérieur à un autre ; et, dans un même genre, drame, ode ou roman, une œuvre n’est plus voisine ou plus éloignée de la perfection de son genre que pour des raisons analogues à celles qui élèvent dans la hiérarchie des organismes les vertébrés au-dessus des mollusques, par exemple, et parmi les vertébrés, le chat ou le chien au-dessus