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ceux qui nous flattent ou que nous croyons qui nous profiteront. Je veux faire la part plus large encore à nos impressionnistes. Le jugement littéraire est un rapport complexe de trois termes inégaux. Dans une œuvre littéraire, poème, drame ou roman, nous y trouvons d’abord ce que nous y apportons de nous-mêmes, ce que nous y mettons de notre fond ; et, en ce sens, comme on l’a dit, nous en faisons la beauté. Les uns s’aiment mieux dans Candide, et d’autres se préfèrent dans Paul et Virginie. Nous y trouvons ensuite ce que leurs admirateurs ou leurs critiques y ont mis, ce que le temps, lui tout seul, en son cours insensible, y a comme ajouté de qualités ou de défauts qui n’en étaient point pour les contemporains. Les contemporains n’ont pas vu dans l’École des femmes ou dans Tartufe ce que nous y voyons, — et pour cause, car Molière n’y avait point songé. Ils n’ont pas vu non plus dans Cléopâtre ou dans le Grand Cyrus ce que nous y trouvons de longueurs, de langueurs et de fadeurs : c’est qu’ils pensaient moins vite, ils lisaient plus lentement, et ils étaient plus polis. Mais ne faut-il pas enfin que nous retrouvions dans Cléopâtre, et dans Tartufe, et dans Candide, quelque chose aussi de ce que La Calprenède, et Molière, et Voltaire y ont mis? Quels que nous soyons, pour provoquer en nous des impressions déterminées, ne faut-il pas qu’il y ait dans Candide ou dans Tartufe des qualités qui les déterminent ou qui les provoquent? Et ces qualités, quelles qu’elles soient elles-mêmes, n’est-il pas vrai qu’elles ne se retrouvent pas dans un roman du jeune Crébillon ou dans une comédie de Poisson ou de Montfleury?

Il n’en faut pas davantage pour fonder la critique objective. Lorsque nous nous sommes rendu compte à nous-mêmes de la vraie nature de nos impressions, ce qui n’est pas toujours facile, et ce qui est toujours long; lorsque nous avons fait, ce qui est bien plus difficile encore, la part du préjugé, celle de l’éducation, celle du temps, celle de l’exemple ou de l’autorité dans nos impressions, il reste une œuvre, un homme, et une date. C’en est assez. On peut se proposer de déterminer cette date avec exactitude, et par là de préciser en quel temps, à quel moment de l’histoire d’une littérature, dans quel milieu social, parmi quelles préoccupations l’homme a vécu et l’œuvre a paru. On peut se proposer de dire quel fut cet homme, quelle espèce d’homme, triste ou gaie, basse ou noble, digne de haine ou d’admiration. Car les générations héritent, plus qu’elles ne le croient, de tout ce qui les a précédées. Nisard aimait à dire que ce qu’il y a en tout temps de plus vivant dans le présent, c’est le passé. Et l’on peut enfin se proposer, après l’avoir ainsi expliquée, de classer et de juger cette œuvre. C’est tout l’objet de la critique. Que voit-on là qui ne soit objectif ? qui ne soit, ou qui ne puisse être indépendant des goûts personnels, des sympathies particulières de celui qui se propose d’expliquer, déclasser,