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de traiter les fous doit se produire maintenant dans celle de traiter les délinquans, victimes de leur nature, » et cette idée paraît être à l’éminent professeur la plus féconde qu’il ait produite.

Mais ces délinquans, qui sont-ils ? L’anthropologie criminelle n’a pas inventé que les véritables fous devaient être placés dans les maisons de fous : on le savait bien avant sa naissance ! Elle a découvert un état mental particulier, la « folie morale, » qui n’a rien de commun avec la folie ordinaire. Le fou moral ou « psychopathe » pense avec logique, raisonne ses actions, mais est dépourvu de toute notion morale, ne songe qu’à lui et ne s’inquiète pas des autres : tout ce qui lui sert est bien, tout ce qui le contrarie est mal ; il ne voit que la minute présente, et, pour satisfaire son caprice, ira jusqu’au crime. Le professeur Babinsky propose de ne pas le punir, parce que c’est un malade irresponsable, et de ne pas l’enfermer même dans une maison d’aliénés, parce qu’il est incurable et que cette mesure aggraverait plutôt son état[1]. Mais cet avis lui appartient en propre. On s’accorde, en général, à reconnaître que le psychopathe doit être séquestré dans un asile spécial pourvu que rien n’y fasse pressentir « une expiation, une punition, une vengeance. » Mais où commence, où finit ce criminel étrange, qu’il faut soigner et non punir ? M. Ferri distingue les délinquans fous ou demi-fous, les délinquans nés, les délinquans d’occasion, de passion ou d’habitude, mais en déclarant aussitôt qu’on trouve dans les deux dernières catégories comme dans la première des gens incapables de résister à la mauvaise impulsion. Quant à M. Lombroso, il enseigne clairement, au dernier chapitre de l’Uomo delinquente, « l’analogie, l’identité complète entre le fou moral et le délinquant né. » — « j’ai trouvé, dit-il encore au congrès de Paris, que le fou moral et le criminel n’étaient qu’un[2]. » M. Brouardel faisait observer au même congrès que, s’il fallait appliquer les idées de M. Garofalo, le criminel ne devrait être gardé à vie dans un établissement spécial.

À quelque nuance qu’on s’arrête, tous ces criminologistes étendent

  1. « Mais est-il un seul criminel, remarque judicieusement M. A. Guillot (les Prisons de Paris, p. 187), chez lequel on ne rencontre les traits de ce personnage, et dès lors l’unique ressource des honnêtes gens ne sera-t-elle pas de se mettre eux-mêmes en prison pour échapper aux coups des criminels ? »
  2. Les essais de classification sont très nombreux. Par exemple, M. Marro divise les criminels en trois catégories : 1° ceux qui présentent un type anatomique où l’on retrouve les caractères des races inférieures ; 2° ceux qui offrent des caractères congénitaux morbides ; 3° ceux qui présentent des caractères morbides acquis. M. Bianezi les répartit encore en trois classes : 1° délinquans nés ; 2° névropathiques ; 3° tous les autres. M. Garofalo distingue : 1° les aliénés ou les non aliénés ayant une anomalie psychique qui détermine le crime ; 2° ceux qui n’ont pas cette anomalie, mais sont contraints au délit surtout par les circonstances extérieures, etc., etc.