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son malheureux prisonnier dans le donjon de Loches, où il expira le 27 mai 1508 après une horrible agonie de huit ans. Il n’avait même pas été permis au prisonnier, — Paul Jove tenait cette circonstance d’un témoin oculaire, — de se servir d’encre et de plume : crepto scribendi solaltio !

J’ai entrepris, il y a quelques années, un voyage, j’allais dire un pèlerinage, à ce donjon de Loches, situé sur les bords de l’Indre, à une dizaine de lieues de Tours, dans un site admirable. Le cachot souterrain, dans lequel était enfermé l’infortuné prince milanais, dépasse en horreur tout ce que l’on peut imaginer : des blocs de rochers tout nus pour parois, la terre battue pour parquet. La seule distraction du martyr, c’étaient les images grossières qu’il peignait, — affirme-t-on (je ne garantis pas l’authenticité de la légende), — sur les parois de son cachot, dernier souvenir de cette protection éclairée accordée aux arts, à Léonard, à Bramante, et qui, aux yeux de l’impassible histoire, contrebalance tant de crimes odieux commis envers sa famille et sa patrie.

Par une coïncidence qui mérite d’être relevée, Léonard mourut à quelques années de là, également en France, également en Touraine, à environ 30 kilomètres de Loches, tandis que le maréchal de Trivulce, le plus implacable des ennemis de Ludovic le More, terminait ses jours à Chartres.

La chute de Ludovic le More était le plus grand malheur qui pût frapper Léonard : elle le réduisit, aux approches de la vieillesse, à chercher un autre protecteur, — qui fut long à se trouver, — à recommencer sa carrière, qui avait été plus riche en chefs-d’œuvre et en témoignages d’admiration qu’en résultats positifs; elle le livra enfin au danger qui l’avait menacé toute sa vie : la dispersion, l’éparpillement de ses admirables facultés. Quelle qu’eût été en matière de politique l’indécision du More, quelles qu’eussent été ses fluctuations, ses faiblesses : en matière d’art, du moins, il avait réussi à obtenir des artistes attachés à son service le concours le plus efficace, un travail suivi, des œuvres faites pour vivre à travers les siècles. Rien de plus injuste à cet égard que l’amère boutade de Léonard sur son ancien bienfaiteur : « le duc perdit l’État et la fortune et la liberté, et aucune de ses entreprises ne fut terminée par lui. » Privé de cette sage et énergique direction, le Vinci erra sur les flots comme un vaisseau désemparé prêt à se briser contre le premier écueil.


EUGENE MUNTZ.