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ses propres intérêts ; qu’il persiste fermement dans cet état d’esprit pendant tout le temps qu’il veille, qu’il soit debout ou assis, qu’il agisse ou qu’il se couche. » — « Ses sens sont devenus paisibles. Il est comme un cheval dompté, affranchi de l’orgueil, lavé de la souillure de l’ignorance, insensible à l’aiguillon de la chair, à l’aiguillon de la vie. » — Les dieux mêmes sont envieux de son sort. « Celui-là dont la conduite est droite est comme la large terre, immobile; comme le pilier qui soutient un portique, immuable ; calme comme un lac de cristal clair. » Pour lui, il n’est plus de naissance. « Tranquille est l’esprit, tranquilles les paroles; et les actes de ceux qui se sont affranchis par la sagesse. Ils n’aspirent pas à une vie future ; l’appât qui les poussait à vivre ayant disparu, aucun nouveau désir ne se levant dans leur cœur, eux, les sages s’éteignent comme une lampe qu’aucune huile nouvelle ne vient nourrir. » Telle est la félicité suprême. Ayant sondé le fond dernier des choses, Çakya-Mouni, comme les brahmes ses prédécesseurs, n’a rien trouvé qui résistât. Toute substance tâtée lui a fondu dans la main, et son étreinte n’a serré que du vide. Partout flamboient des fantasmagories illusoires, partout tourbillonnent et fuient des événemens. Point d’être qui persiste : cessons donc de vouloir persister dans notre être. La nature trompe l’ignorant pour atteindre ses fins, mais le sage refuse de se laisser duper. Il échappe au mouvement sans trêve des apparences pour se réfugier dans le calme du néant. Il a fait le vide dans son esprit, rien en lui ne remue plus, et si ses lèvres se détendent encore, c’est en un sourire de charité et de compassion pour tout le douloureux tumulte humain.

Voilà quelques-uns des traits de cette religion bouddhiste dont je suivais les rites dans le temple obscur, à côté de l’étang noir. Inertie, apaisement, quiétude bienheureuse, assoupissement de la volonté, engourdissement du moi, douceur, on entrevoit ces qualités bouddhistes chez ces Cinghalais de l’intérieur chez ce peuple gracieux, tout à l’heure silencieusement courbé devant l’image sacrée, ignorant de l’effort, de la révolte et du désespoir, et qui repose, souriant, parmi les fleurs. Que son calme et son alanguissement lui viennent de la doctrine ou que la doctrine ne fasse qu’énoncer certaines tendances établies chez lui par la nature environnante, il est vraiment bouddhiste. Il marche dans la première des voies sacrées qui conduisent au salut. Au-dessus de lui, ces prêtres qui recevaient les fleurs, impassibles derrière la grille d’argent, ces mendians ascétiques aux lèvres serrées, au Iront intelligent, sont les sages qui cheminent dans la deuxième et la troisième voie, vainqueurs de la passion, de la haine, de l’illusion. Mais, disent les bouddhistes, nul n’est arrivé à la voie supérieure,