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Nous montons un escalier ténébreux, bordé de fresques vagues où des démons s’agitent confusément parmi des flammes. En haut debout, derrière une balustrade d’argent, les prêtres reçoivent les fleurs que le peuple dévot dépose sur une grande table. Devant la foule muette, un adolescent très beau est immobile, les bras chargés d’un monceau de frangipanes et de jasmins. Après l’offrande, il s’est courbé plusieurs fois devant l’image, et maintenant il s’arrête dans une demi-inclinaison, les deux mains croisées sur la poitrine, avec un sourire de ses belles lèvres arquées, de ses longs yeux d’émail, un étrange sourire mystique et sauvage... Un grand silence pèse, soudain rompu par la vibration profonde du tam-tam et de la trompette, par la mélopée asiatique qui monte d’en bas. De la foule, aucun bruit ne sort. Sous les veilleuses sacrées, les prêtres, indistincts, muets, debout derrière les fleurs, sont solennels et hiératiques. A le voir s’agiter dans la vapeur trouble des parfums, ce peuple sombre et féminin ; à le voir accomplir avec lenteur tous les gestes prescrits par les rites, on songe à quelque mystère sacré d’autrefois, à quelque initiation démoniaque.

Tout au fond d’un tabernacle solitaire, derrière les prêtres, dans une retraite inviolée, une grande figure de cristal, les contours vagues, dépourvus d’ombres, siège, les jambes croisées. Et sa transparence semble d’un fantôme, d’un esprit pur, affranchi du poids et de la matière. Symbolique image de celui qui, par l’intensité de sa méditation, a rompu les liens de la chair et du désir. Dominant la foule, il paraît retiré de l’humanité remuante, et l’éternel sourire de ses lèvres translucides le dit pour toujours entré dans la paix.


Plus je regarde ce pays et ces hommes, plus je crois comprendre cette morale et cette religion. Le point de départ est dans l’homme, la fatigue, l’accablement, un immense besoin de repos et de quiétude, en face d’une nature disproportionnée, violente et fluide, où toutes les choses visibles, incessamment renouvelées, sont toujours en train de naître et de mourir. Ce que disent aujourd’hui nos grands penseurs européens, les sages bouddhistes l’enseignent depuis vingt-trois siècles. Rien n’est, disent-ils, tout devient : l’univers n’est qu’un flux d’apparitions éphémères; rien de stable en lui, rien de permanent, sinon le changement lui-même. La terre, le ciel, les vingt-huit enfers, les démons eux-mêmes et les mondes inférieurs qu’ils habitent, tout est en voie d’écoulement, comme les eaux d’une rivière; bien mieux, en voie d’arrivée et de fuite, comme les couleurs diverses d’une flamme qui jaillit, s’avive, décroit, s’éteint. Après celle-ci, une autre, puis une autre, et ainsi de suite, par une série de cycles, de périodes qui se répètent. La