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me l’imaginer autrement, et je l’ai toujours pris pour un homme médiocre qui ne ferait jamais ni grand bien ni grand mal, et de ces sortes d’esprits faibles qui, quand ils prennent des préjugés, il n’y a pas moyen de les en faire revenir. » — Quelle oraison funèbre prononcée devant une tombe ministérielle qui se fermait (nous venons de le voir) sur une parole de fidélité et de dévouaient ! La vérité n’y était pas moins blessée que la reconnaissance. Car assurément, médiocre, c’est ce que d’Argenson était le moins. Ni ses mérites, ni ses démérites n’étaient pris dans la moyenne, ni mesurés au niveau commun. Et quant à ses préjugés, était-ce à celui qui en avait tant profité qu’il convenait de s’en plaindre[1] ?

Une vieille amitié dictait à Valori une appréciation à la fois plus fine et plus juste. Assurément il va un peu vite, en affirmant dans ses Mémoires que d’Argenson avait un grand sens et une bonne judiciaire : ce n’étaient pas là ses traits distinctifs. Mais il a raison d’ajouter que « peu au fait de la cour, il n’avait jamais pu acquérir l’esprit d’intrigue nécessaire pour s’y maintenir, et qu’il est la preuve que de petits ridicules y sont souvent plus nuisibles que de grands. » Et il conclut justement en disant « qu’il n’en est pas moins vrai qu’il fut capable de grandes idées générales et que peu d’hommes ont apporté au ministère plus de lumières sur tous les sujets[2]. »

Une intelligence assez large pour saisir de grandes idées générales, c’est bien là, en effet, la supériorité qu’on ne peut contester à d’Argenson, mais qui malheureusement, pour être mise à profit dans la politique, ne peut se passer d’autres qualités moins relevées : le sens pratique, la mesure du possible, la connaissance des hommes. Des parties de l’homme d’état, d’Argenson eut ainsi les plus hautes ; celles qui lui firent défaut furent les plus ordinaires, qui ne sont pas les moins nécessaires. Sa pensée s’étendait trop au dehors et au-dessus de lui pour le laisser voir assez clairement ce qui se passait à ses côtés ou même à ses pieds. Chose étrange, cependant : cet esprit si libre qui s’affranchissait si hardiment des préjugés de son entourage, il est une tradition du passé, une seule à laquelle il est resté aveuglément attaché, sans s’être demandé un seul jour si les progrès des temps n’en rendaient pas la modification nécessaire. Le système politique inauguré par François Ier, suivi par Henri IV et Louis XIV, lui parut une sorte d’évangile diplomatique, dont il n’osait pas s’écarter. L’abaissement

  1. Frédéric à Chambrier, 30 janvier 1747. — Pol. corr., t. V, p. 302.
  2. Valori. — Mémoires, t. I.