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au lieu de deux signatures, en portât trois, et que la France figurât comme partie principale dans une alliance dont elle devait faire presque tous les frais. C’était peu, en vérité, mais le seul fait d’apporter au conseil, dans ce moment critique, un acte diplomatique, scellé à la fois par la France et par la Prusse, pouvant paraître le gage et le germe d’un nouveau pacte fédératif, eût été un triomphe pour lui : il eût répondu ainsi victorieusement à ceux qui l’accusaient de ne rien obtenir par ses caresses et de porter au plus volage des alliés de la France une affection sentimentale qui n’était jamais payée de retour.

Si légère que fût la faveur, Frédéric la refusa impitoyablement : l’argent de la France, il voulait bien le recevoir et même la presser de le fournir ; son concours diplomatique, il était bien aise d’en tirer parti ; mais contracter envers elle, sous une forme quelconque, un engagement dont elle pourrait se prévaloir, le cas échéant, pour l’entraîner dans une action commune, c’est à quoi il était décidé à ne pas se prêter. — « Faites bien savoir au marquis d’Argenson, répéta-t-il sur tous les tons à Chambrier comme à Valori, que je ne veux pas m’embarquer avec la France ; qu’elle cesse de me le demander, elle y perdrait sa peine et gâterait mes affaires[1]. »

Quand ce refus hautain fut transmis à d’Argenson, en réponse à ses instances multipliées, il éprouva un véritable accès de désespoir. C’était comme s’il eût senti une planche de salut qui se brisait sous ses pieds. « Il me dit, écrit Chambrier, qu’il ne pouvait pas me cacher que l’éloignement que Votre Majesté faisait paraître pour la triple alliance que le roi son maître avait fait proposer, avait navré le roi de France, et que si, lui, d’Argenson, était disgracié, ce serait par Votre Majesté qu’il le serait, quoiqu’il eût rompu plus de vingt lances pour elle, mais que ses ennemis faisaient valoir, tant qu’ils pouvaient, le mépris qu’ils attribuaient à Votre Majesté pour l’alliance du roi son maître ; et, pour persuader à Sa Majesté Très Chrétienne que les assurances que lui, d’Argenson, avait données du contraire, procédaient de son peu de discernement et de l’illusion qu’il s’était toujours faite des sentimens de Votre Majesté pour la France. » — « Le roi de Prusse ne veut donc plus nous connaître ! ajoutait-il avec amertume. Tient-il l’alliance de la France pour une honte, ou la regarde-t-il comme une puissance qui ne compte plus ? » — Puis, prenant lui-même la plume, il écrivit à Valori : — « Vous savez nos sentimens pour le roi de Prusse, nous sommes ses amis et ses admirateurs, et nous pouvons nous flatter d’un retour sincère de la part de ce prince ; mais, depuis quelque temps, il n’est plus le même à notre égard, » — et il énumérait sur

  1. Pol. corr., t. V, p. 237, 249, 251, 262, 274.