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impatientes et comme assurées du succès. Nouvel effort de la défense. Quelques sacs de plâtre servirent à recrépir le mur et à en boucher les fentes : pour plus de sûreté, on cerna chacune de celles-ci avec des cercles de goudron visqueux.

Cette poussée d’invasion fut plus longue que la précédente. Pendant plusieurs jours, on découvrait chaque matin de nouveaux orifices pratiqués par les fourmis, à l’aide desquels elles pénétraient, avec un entêtement d’autant plus étrange qu’il amenait la destruction incessante de multitudes. Cependant, de proche en proche, les communications avec le bois, ce grand réservoir de la population d’insectes, — officina gentium, — finirent par être entièrement coupées et la lutte entra dans une nouvelle phase. Tant au dehors qu’au dedans, les envahisseurs variaient de nouveau leurs artifices.

Au dehors, les fourmis commencèrent à s’installer au pied du mur, en s’agglomérant par places, au milieu des herbes et des arbrisseaux ; elles ébauchèrent de petits villages où elles demeuraient, toujours prêtes à franchir le mur dès que le temps en aurait affaibli les défenses. Mais ce voisinage était trop menaçant pour être toléré. Les nids en formation, arrosés à leur tour de goudron, ne tardèrent pas à devenir intenables, et le mur noirci çà et là par de longues traînées de goudron, blanchi à côté par des réparations de plâtre, reprit l’aspect solitaire d’une muraille honnête, sur lequel peuvent errer quelques mouches ou quelques lézards, mais qui ne saurait servir de route d’invasion à des hordes dévastatrices.

Ce n’était là pourtant qu’un succès partiel ; car à l’intérieur du jardin, c’est-à-dire sur la toiture, au sein du mur, et dans le hangar, il restait quelques milliers de fourmis, emprisonnées, et qui ne pouvaient plus rétrograder. Je m’en aperçus dès que les trous extérieurs du mur se trouvèrent bouchés ; les fourmis, ne rencontrant plus de chemin ouvert pour ressortir du côté du bois, débouchèrent en longues colonnes à l’intérieur. J’espérai un moment qu’elles allaient se disperser, découragées par le trouble incessant où elles étaient tenues, et par les exécutions réitérées, tant par masses que par individu, dont elles étaient l’objet. Leurs habitudes paraissaient, en effet, profondément modifiées. Elles avaient cessé complètement de charrier des matériaux de construction et des provisions : aucune larve n’apparaissait plus, portée par les ouvrières. Mais, chose étrange, un grand nombre de fourmis circulaient de tous côtés, en enlevant les cadavres des fourmis écrasées et même leurs débris mutilés, tel que l’abdomen, le thorax, ou la tête. Fort surpris de cette opération, j’ai répété pendant plusieurs jours et des centaines de fois mon observation, sans pouvoir reconnaître ni le but de cet enlèvement, ni le lieu où elles allaient cacher tous ces cadavres :