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de plantation, aucune poursuite systématique et destructive, de la part des gardes-forestiers ou des promeneurs malveillans, aucune attaque d’animaux récemment acclimatés dans la région, n’était venue les troubler dans leurs habitudes et modifier subitement leurs conditions d’existence.

Peut-être est-il opportun de rappeler que le primum movens des invasions humaines est parfois aussi obscur que celui des fourmis. Si la nécessité de fuir la domination d’un ennemi victorieux a poussé les Huns vers l’Occident ; si la recherche d’une nourriture plus abondante et le désir de s’emparer des richesses de peuples plus industrieux et plus civilisés, ont joué un rôle capital dans la plupart des migrations de barbares ; cependant il en est plus d’une dont les mobiles ont quelque chose de mystérieux. Le fanatisme soudain qui précipita les nomades de l’Arabie vers les grands empires des Byzantins et des Persans ; la terreur religieuse qui poussa, d’après certains auteurs, les Cimbres et les Teutons à quitter leur pays pour se ruer sur la Gaule et sur l’Italie, n’appartiennent pas à la catégorie des mobiles utilitaires. Serait-il téméraire de se demander s’il n’existe pas quelque chose d’analogue dans l’ordre instinctif, qui touche de si près aux sentimens religieux ; c’est-à-dire si cet instinct soudain, qui met en mouvement les animaux sociables, relève toujours d’une conception ou d’une intuition fondée uniquement sur leurs intérêts ? Quoi qu’il en soit, l’impulsion une fois donnée, la société animale, comme la société humaine, marche à son but collectif avec une énergie qui ne s’en laisse que bien difficilement détourner. C’est ce dont je ne tardai pas à m’apercevoir, alors que l’établissement d’une barrière infranchissable semblait avoir fermé aux fourmis toute route vers mes magasins : il ne restait plus guère à l’intérieur que quelques survivantes disséminées, échappées à la catastrophe de leur race ; et l’allaire paraissait terminée.

Il n’en était rien : le lendemain, la toiture était de nouveau sillonnée de fourmis, moins abondantes sans doute, mais aussi obstinées dans leur attaque et renouvelant leurs entreprises. D’où venaient-elles ? En examinant le mur du côté du bois, il fut aisé de voir qu’elles continuaient l’assaut et qu’elles s’étaient frayé de nouvelles routes. Au-dessous de la ceinture inaccessible de goudron, elles avaient découvert des fissures dans le mur, mur vieux et dont le plâtre se détachait par places. C’est par là qu’elles s’insinuaient par centaines, cheminant par des trajets détournés, au milieu des matériaux mal cimentés et dans l’épaisseur même du mur ; elles débouchaient de l’autre côté, à l’intérieur même du hangar, parfois à plusieurs mètres plus loin. On les apercevait aux points d’entrée et de sortie. Plusieurs rapportaient déjà leurs larves,