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l’an dernier, elles reparaissaient cette année en hordes plus nombreuses et plus acharnées. L’impulsion instinctive qui les poussait était rendue plus forte et leur ténacité accrue par l’existence du centre de colonisation qu’elles avaient réussi à installer dans le faux grenier, et dont je n’avais pas reconnu tout d’abord l’existence. Ce nid, trahi par les directions de ses routes d’accès, fut détruit le lendemain, les tuiles et les feuilles de zinc de la toiture étant soulevées et les matériaux du nid projetés à la pelle pardessus le mur dans le bois, pêle-mêle avec les larves et les provisions déjà accumulées. Les bords, jointures et entrées du faux grenier furent méthodiquement badigeonnés de goudron. En même temps, pour arrêter le flot de l’invasion venue du bois, et qui grimpait le long du mur sans trêve ni relâche, j’étendis en haut de ce mur, au-dessus du chaperon, une bande épaisse de mixture goudronneuse, large de 0m,25, sur une longueur d’une trentaine de mètres. C’était une barrière infranchissable : elle allait rejoindre une autre toiture de carton bitumé, récemment goudronnée, et s’étendant sur une longueur plus considérable encore. Bientôt il se forma au-dessous une noire colonne, parallèle au goudron, constituée par des milliers de fourmis arrêtées dans leur marche. Quelques-unes, s’approchant trop, périssaient empâtées dans la matière gluante ; d’autres, à demi empoisonnées par les vapeurs d’aniline, tombaient au pied du mur, où elles étaient ramassées et emportées par leurs compagnes. Mais le corps d’armée demeurait toujours aussi compact.

Pourquoi se précipitaient-elles ainsi en masse dans cette direction, avec l’énergie et l’ensemble d’un régiment lancé à l’assaut d’une forteresse ? Quel mot d’ordre leur avait-il été donné et par qui ? Comment se faisait-il qu’elles arrivassent de tous côtés, après avoir parcouru parfois plusieurs centaines de mètres, distance énorme pour de si petits animaux ; obstinées dans une invasion dont elles modifiaient les procédés à mesure qu’elles reconnaissaient l’impuissance de leurs attaques successives ? Ce n’était pas là une marche en avant provoquée par la famine, telle que celle des sauterelles algériennes, subitement écloses en un lieu dont elles ont fait disparaître en peu de jours toutes les ressources alimentaires. En effet, les fourmis sont fort disséminées dans cette région du bois, et elles y trouvent aisément habitat et nourriture.

Les fourmilières y sont trop rares pour qu’un printemps sacré, tel que celui qui déterminait parfois le départ de toute une génération chez les vieilles populations de l’Italie et de la Germanie, ou bien un exode annuel, pareil à celui des abeilles, pût expliquer une semblable et si abondante émigration.

Aucune coupe de forêt, aucun travail de voirie, de culture ou