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Feuillée, elle reste, au moyen âge, une œuvre isolée : nous n’avons aucun témoignage qu’il ait existé des pièces similaires, et, seulement à la fin du XIVe siècle, nous apprenons qu’on a joué à Angers une pastorale qui, sans aucun doute, ne dut rien à l’œuvre dès longtemps oubliée du poète artésien. Oui, plus d’un siècle avant Adam, la fantaisie anonyme de centaines de poètes avait créé ce monde de bergers ; mais, le premier et le seul, Adam de la Halle les vit de ses yeux et les fit voir. Sans doute, les circonstances le favorisèrent : les écoles poétiques sont rares au moyen âge, et, par suite, les vrais poètes y sont rares. Asservis à une existence errante et mendiante, les jongleurs ont rarement la conscience d’être une race à part, des êtres originaux qui doivent se développer dans le sens même de leurs singularités individuelles. Adam eut, au contraire, la bonne fortune de trouver toujours, soit parmi les bourgeois d’Arras, soit dans l’aristocratie de Naples, un public déjà raffiné de rivaux, d’admirateurs, de patrons. Grâce à cet appui, il fut un trouvère complet. Nous possédons de lui des chansons d’amour, des rondeaux, des motets, des jeux partis ; il composa même une chanson de geste à la gloire de Charles d’Anjou. Il fut bon musicien, et non-seulement un mélodiste, mais l’un de nos plus anciens harmonistes. Un poète, son contemporain, l’appelle avec une réelle justesse d’expressions « un clerc net et soutil, gracieus et nobile. » Mais tous ces titres sont effacés par ce premier éveil du sens dramatique, qu’il semble bien avoir possédé ; et ce mérite d’avoir, le premier, construit des tréteaux pour y faire monter les bourgeois d’Arras et les bergers des pastourelles est plus réel qu’il ne semble d’abord. Nous avons peine aujourd’hui à concevoir avec quelle lenteur les genres littéraires naissent les uns des autres, avec quelle difficulté ce qui est en puissance parvient à l’acte. Il nous est malaisé, à, nous les tard-venus, et qui avons trouvé toutes constituées les formes artistiques où se moule le génie humain, d’imaginer l’effort des générations qui ont dû créer ces formes, de nous représenter, par exemple, quel fut le génie créateur de celui-là qui composa la première réplique de Dionysos aux dithyrambes des Lénéennes. Adam paraît avoir possédé quelque chose de cette puissance créatrice : il entendit de ses oreilles le bruit que mène la troupe d’Hellequin ; il vit de ses yeux se dérouler la balerie de Robin et de Marion : et ce don singulier méritait quelque attention.


JOSEPH BEDIER.