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d’une ébauche, que ce sont « de belles dames parées. » Sans doute il les voyait telles que nous les montrent les légendes du temps « blanches comme fleurs de lis, et volant par l’air comme perdrix. » C’est cette même fée Morgue qui, dans les vieux romans, emporte à travers les nuées les héros endormis jusqu’aux villes enchantées, dans Odierne ou dans Loquiferne, ou jusqu’à cette mystérieuse cité d’Avallon, assise par-delà les mers, bâtie d’émeraudes, de topazes, de berils, de sardoines, où le roi Artur, frère de Morgue, préside, avec Roland, Gauvain et toute la gent faée, des cours merveilleuses. — Voilà donc les fées assises à la table que leur ont dressée Adam de la Halle et son ami Rikece Auri. Ici se place une grave péripétie. Vous souvient-il de la Belle au bois dormant ? Quand elle naquit, sept fées lurent invitées pour être ses marraines. « On avait préparé, nous conte Perrault, un grand festin pour les fées. On mit devant chacune d’elles un couvert magnifique, où il y avait une cuiller, une fourchette, un couteau de fin or, garni de diamans et de rubis. Mais comme chacune prenait sa place à table, on vit paraître une vieille fée, qu’on n’avait point priée, parce qu’il y avait plus de cinquante ans qu’elle n’était sortie d’une tour, et qu’on la croyait morte ou enchantée. Le roi lui fit donner un couvert ; mais il n’y eut pas moyen de lui donner un étui d’or massif comme aux autres, parce qu’on n’en avait fait faire que sept pour les sept fées. La vieille crut qu’on la méprisait, grommela quelques paroles entre ses dents, et quand les fées eurent fait chacune un don à la princesse… elle dit en branlant la tête avec plus de dépit que de vieillesse, que la princesse se percerait la main d’une aiguille et qu’elle mourrait. » C’est la même mésaventure qui frappe nos deux amis : ils ont oublié de donner un couteau à l’une des fées. Chacune d’elles leur fait un don : Morgue promet à Rikier qu’il aura « planté d’argent, » à Adam qu’il sera « le plus amoureux qui soit trouvé en nul pays ; » Arsile accorde à Rikier que « sa marchandise multiplie, » à Adam d’être toujours « gai et bon faiseur de chansons. » Mais la fée Maglore, furieuse d’avoir été négligée, frappe ses hôtes de cette malédiction : « Rikier sera pelé ; quant à Adam, il n’ira point à Paris, mais restera acoquiné dans son monde d’Arras. »

N’est-il pas curieux de retrouver le même trait dans le Jeu de la Feuillue, et quatre cents ans plus tard, dans la Belle au bois dormant ? Il se retrouve encore dans un passage de Burchard de Worms cité par Grimm, il se retrouve dans mille contes populaires de tous pays qu’il serait aisé de citer en une longue liste de références. Ainsi se manifeste une fois de plus cette mystérieuse force de survivance, cent fois reconnue, toujours surprenante et inexpliquée,