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Plus pénétrés encore du charme de cette vie artésienne sont les Congés des deux poètes d’Arras atteints de la lèpre, Jean Bodel, et, cinquante ans après lui, Baude Fastoul, obligés tous deux de se réfugier dans une mesellerie, « moitié sains et moitié pourris, » dit l’un d’eux, et, selon la terrible expression du jurisconsulte Philippe de Beaumanoir, morts quant au siècle. C’est la confrérie des ménestrels, le Puy, présidé par son prince, par Jean Bretel, par exemple, qui est le centre de cette vie poétique ; le Puy a été établi, nous dit Vilain d’Arras, « pour maintenir amour, joie et jouvent. » C’est là qu’est « la gent jolie ; » là sont « li bon entendeour, » qui savent juger les bonnes chansons. Et quels sont ces juges excellens ? Auprès de Huon, châtelain d’Arras, ou du comte et de la comtesse d’Artois, ce sont de simples artisans, Rousseau le tailleur, Colart le changeur, Baudescot le marchand, Guillaume le vinier, Colart le bouteiller. Mais au-dessus de ces simples ouvriers, — et c’est ce qui fait l’originalité de cette société, — sont des Mécènes ; il ne s’agit pas d’un patronage dédaigneux de grands seigneurs, mais d’un véritable compagnonnage. La vie municipale, fortement constituée, avait formé des familles puissantes, une sorte d’aristocratie bourgeoise. Rompus aux luttes de partis qu’engendrent les institutions communales, habiles en affaires, entourés d’une clientèle de poètes, sans doute aussi d’artistes, d’architectes, d’orfèvres chargés d’orner leurs riches hôtels, ces hauts personnages font songer aux seigneurs marchands de la république de Venise. Tel ce Colart Nazart, « qui semble fils d’un roi. » Est-ce un bourgeois ou un jeune baron ce Simon Esturion qu’Adam nous montre


Sage, débonnaire, et souffrant,
Large en ostel, preu au cheval,
Compagnon liet[1] et liberal,
Sans mesdit, sans fiel et sans mal,
Biau parlier, bonneste et loial.


Il serait intéressant de connaître plus intimement l’une de ces familles, les Frekinois par exemple, ou surtout cette dynastie des Pouchinois dont deux générations de poètes nous disent la louange. On verrait alors comment ils provoquent et dominent la vie littéraire du temps. Lambert Ferri, dans un jeu parti avec Robert de le Pierre, prend comme juge « le bon Pouchinois puissant. » Gillebert de Berneville nomme, au milieu de poètes artésiens, un Pouchin « qui bien set resnier d’astrenomie. » Courtois d’Arras nous

  1. Joyeux.