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du salut. Aussi la source féconde de la charité chrétienne ne s’est-elle jamais tarie ; elle a continué de couler dans les siècles les plus arides, et ses flots sont aujourd’hui plus abondans que jamais. Il n’y a point de philosophie qui puisse inspirer des dévoûmens pareils à ceux que la foi fait naître chez les âmes les plus humbles, parfois chez les natures les plus grossières et les chrétiens ont le droit de reprendre le cri éloquent de Michelet : Dites, si vous le savez, s’est-il élevé un autre autel ?

Aussi assistons-nous à une évolution curieuse. Depuis vingt ans, le christianisme a perdu beaucoup de son empire sur les esprits, mais il est en train de le reconquérir sur les âmes. L’humanité lui demande s’il ne connaîtrait pas un remède aux maux dont elle s’étonne aujourd’hui de souffrir après les avoir si longtemps supportés. Plus qu’aucune autre fraction de la grande Église chrétienne, l’Église catholique, avec son clergé démocratique, avec ses milices charitables qui se recrutent dans les entrailles du peuple, est en mesure de répondre à cette demande. Il semble que le monde civilisé commence à concevoir un vague soupçon du rôle immense qui pourrait revenir à l’Église catholique dans la grande œuvre de la pacification sociale, et nous voyons sur ce point plus d’un symptôme significatif. Je ne parle pas de l’Amérique, où les évêques ont pris ouvertement parti pour certaines associations ouvrières, menacées de condamnations doctrinales ; mais l’Angleterre elle-même, où le cri de no popery a si longtemps traduit les préjugés ou les fureurs populaires, vient de nous faire assister à un singulier spectacle : le 4 mai, jour de la grande démonstration ouvrière en faveur des huit heures de travail, on a pu voir promener dans les rues de Londres le portrait du cardinal Manning peint sur une bannière et personne ne s’en étonnait, car le souvenir de son intervention bienfaisante dans la grève des docks était présent à la mémoire de tous les ouvriers. En Allemagne, dans ce pays qui a donné à la France l’exemple trop fidèlement suivi du Culturkampf, un prince-évêque était appelé naguère par un empereur protestant à faire partie d’une grande conférence internationale et il a présidé avec autorité une des sections les plus importantes de cette conférence. Pourquoi faut-il que des leçons aussi instructives soient perdues pour la France et qu’une hostilité ouverte ou une sotte méfiance paralyse l’action du clergé et le condamne à l’inertie ? Croit-on que le jour où la grève deviendrait menaçante, où les pierres commenceraient à voler en l’air, où les balles des chasse-pots seraient prêtes à partir, pour se jeter entre les combattons, pour désarmer les colères et incliner les cœurs à la paix, la soutane d’un évêque ne vaudrait pas l’uniforme d’un préfet ? Cette